Les États-Unis ont été frappés par une série de grèves d’une ampleur telle que le mois d’octobre a été qualifié de « Striketober ». Toute une série de secteurs ont été touchés : des soins de santé à la construction, de la charpenterie aux mines de charbon, des médias aux communications, de la confection de friandises aux céréales. Plus de 100 000 travailleurs se sont dotés de mandats de grève au cours du mois d’octobre.
Les vieux bureaucrates syndicaux ont sapé certaines de ces luttes, mais ils se heurtent au militantisme croissant d’une classe ouvrière qui n’est pas disposée à assumer le fardeau économique de la crise sanitaire alors que les profits des patrons explosent.
La profonde dislocation économique de ces 18 derniers mois ébranle le système et prépare le terrain pour un tournant dans la lutte des classes aux États-Unis.
Marée montante
Après avoir risqué leur vie et fait des sacrifices colossaux, les travailleurs de la santé réclament maintenant leur dû. 24 000 infirmières et autres employés du consortium Kaiser Permanente en Californie ont voté la grève ce mois-ci, ainsi que 10 000 autres travailleurs de la santé employés par Kaiser en Oregon.
Le moyen de pression a été pris en réponse à un nouveau contrat qui combine une dérisoire augmentation de salaire de 1% pour le personnel existant à une réduction de 26 à 39% pour les nouvelles embauches. Entre-temps, Kaiser a affiché des bénéfices de 3 milliards de dollars au deuxième trimestre de 2021.
Par ailleurs, des grèves ont été déclenchées à l’hôpital St-Vincent de Worcester, au Massachusetts, et à la Catholic Health company de Buffalo, dans l’État de New York.
La pandémie de COVID-19 a frappé les États-Unis de plein fouet en raison de l’incompétence totale et des politiques irresponsables de l’establishment. En conséquence, les travailleurs de la santé ont été mis à rude épreuve alors que les hôpitaux débordent.
Pendant ce temps, la réouverture de l’économie a fait exploser la demande dans certains secteurs; mais tandis que les patrons font des affaires d’or, les travailleurs s’enfoncent encore plus dans la pauvreté et la précarité.
Par exemple, John Deere, un fabricant d’équipements agricoles, s’attend à engranger un bénéfice record de 6 milliards de dollars cette année. Cette augmentation de 61% a permis au PDG John C. May de s’octroyer un salaire annuel de 15 millions de dollars, soit 220 fois celui de l’employé moyen.
La dernière offre présentée aux travailleurs le 12 septembre proposait des salaires qui suivaient à peine l’inflation, en plus de l’augmentation des coûts des soins de santé, de la fin du moratoire sur les fermetures d’usines, de l’affaiblissement des modalités de retraite pour les nouveaux employés et de la réduction des possibilités d’heures supplémentaires.
Face à cette gifle, 10 000 travailleurs syndiqués avec les United Auto Workers (UAW) de l’Iowa, de l’Illinois et du Kansas ont voté à 99% en faveur de la grève, qui a commencé le 14 octobre malgré les manœuvres de la direction syndicale.
Depuis avril, 1000 mineurs de charbon de l’Alabama débrayent contre leur employeur Warrior Met. La compagnie a tenté de refiler aux travailleurs la facture de la baisse de la demande pendant la pandémie en rouvrant les contrats pour couper dans les salaires et les conditions de travail.
Mille quatre-cent travailleurs de quatre usines distinctes de Kellogg’s sont également en grève depuis le 5 octobre pour protester contre les plans de couper 212 emplois et de sabrer dans les congés et autres avantages.
« Il y a un an, on nous acclamait comme des héros, alors que nous travaillions pendant la pandémie, sept jours par semaine, 16 heures par jour. Aujourd’hui, apparemment, nous ne sommes plus des héros. Très rapidement, vous pouvez passer de héros à zéro », a déclaré Trevor Bidelman, président de la section locale 3G du syndicat BCTGM, employé à l’usine Kellogg’s de Battle Creek.
Les louanges lancés hypocritement aux « travailleurs essentiels » par l’establishment capitaliste pendant la pandémie, suivis de ces nouvelles attaques, ont contribué à un changement de conscience parmi les travailleurs américains; d’autant plus qu’on parle maintenant de « reprise » économique, même si elle est fragile.
Cette situation entraîne à son tour une volonté accrue de se battre.
Aux exemples ci-dessus, nous pouvons ajouter des travailleurs des communications en Californie, des travailleurs des transports en commun au Texas, des employés des travaux publics au Minnesota, des travailleurs des restaurants dans l’Illinois, des travailleurs des foyers de groupe dans le Connecticut, des travailleurs diplômés des universités de Harvard et de Columbia et des travailleurs d’usines de boulangerie à Portland.
Tous ont adopté des mandats de grève au cours des dernières semaines. Ces explosions de mécontentement ouvrier sont le signe d’une vague souterraine de ressentiment de la classe ouvrière, accumulée après des décennies de coupes et de trahisons, qui s’infiltre enfin dans les fissures ouvertes par l’impact de la COVID-19.
Les grèves sapées
Les dirigeants syndicaux tentent d’endiguer la détermination croissante de la classe ouvrière et ont capitulé devant un certain nombre de luttes importantes.
Par exemple, 60 000 travailleurs de l’industrie américaine du cinéma et de la télévision, organisés par l’Alliance internationale des employés de scène, de théâtre et de cinéma (IATSE), étaient prêts à débrayer dans ce qui aurait été la plus grande grève qu’aurait connue Hollywood depuis la Seconde Guerre mondiale.
La pandémie a fait décoller les bénéfices d’entreprises telles que Netflix, Hulu, Disney et Amazon, qui ont atteint des sommets vertigineux, car leurs services de diffusion en continu ont fourni l’essentiel du divertissement médiatique à des publics bloqués à la maison en raison des confinements.
Les productions des « nouveaux médias » bénéficient de budgets comparables à ceux des grands films, par exemple 465 millions de dollars dans le cas de la nouvelle série Le Seigneur des anneaux d’Amazon Prime.
Mais des entreprises comme Amazon ont réussi à faire pression sur le gouvernement américain pour obtenir le droit d’embaucher des travailleurs à bon marché, avec moins de protections, par rapport aux équipes « traditionnelles » de cinéma et de télévision.
En outre, même si les dispositions relatives aux repas des travailleurs d’Hollywood (qui n’ont pas été actualisées depuis les années 1980) prévoient une heure de pause toutes les six heures, les grandes entreprises peuvent tout simplement payer une « pénalité repas » et insister pour que le tournage se poursuive indéfiniment.
Des travailleurs racontent s’être endormis sur le plateau. S’évanouir de faim. Un travailleur d’Hollywood a récemment eu un accident de voiture mortel à cause de la fatigue : le prix fatal à payer pour remplir les poches de Jeff Bezos.
Mais malgré le soutien quasi unanime des militants de base à la grève, celle-ci a été annulée à la dernière minute, le 18 octobre, suite à un accord entre les négociateurs de l’IATSE et les barons des médias.
L’accord prévoit une augmentation salariale rétroactive de 3%, malgré un indice d’inflation annuel qui a dépassé les 5% en juillet 2021. L’accord stipule apparemment une durée de travail quotidienne de 10 heures, bien que cela reste une journée de travail pénible par rapport à de nombreux autres secteurs.
Ces « concessions » ne sont rien en comparaison de ce qui aurait pu être gagné par la mobilisation planifiée des membres de l’IATSE, et permettront certainement aux gros bonnets d’Hollywood de pousser un soupir de soulagement.
Entre-temps, 2000 travailleurs organisés par le Northwest Carpenters Union ont lancé une grève en septembre.
Ces travailleurs se plaignent que les salaires n’ont pas suivi le coût de la vie, tandis que 200 millions de dollars ont été perdus par leur fonds de pension – alors même que la région de Seattle et l’ouest de l’État de Washington connaissaient en 2020-2021 le plus grand boom de construction de leur histoire. À plusieurs reprises, les bureaucrates syndicaux ont tenté de mettre fin au débrayage prématurément, en négociant des accords dérisoires avec les patrons et en sapant délibérément la grève. Cela a provoqué l’indignation des travailleurs de la base.
Art Francisco, qui dirige le Peter J. McGuire Group, qui réunit des membres radicaux de la base des syndicats, soulignait à juste titre dans une entrevue récente que la bureaucratie syndicale américaine traite de plus en plus les organisations de masse « comme un courtier en main-d’oeuvre, et non comme un syndicat ».
La direction syndicale considère que son rôle consiste à mener des discussions respectables à huis clos avec les patrons pour obtenir des concessions « mutuellement acceptables ». Elle a abandonné la lutte des classes au profit d’un « partenariat patronal-syndical ».
Cependant, la puissante grève des enseignants de Virginie-Occidentale de 2018, au cours de laquelle des dizaines de milliers d’enseignantes ont défié leurs dirigeants syndicaux, a marqué un tournant et inspiré les travailleurs de tous les États-Unis. Elle a été suivie d’une recrudescence des mouvements syndicaux, dont une grève majeure chez General Motors en 2019.
La pandémie a court-circuité cette tendance pendant un certain temps, mais le mouvement syndical américain commence maintenant à renouer le fil de l’histoire.
La base affronte la bureaucratie
L’impact de la crise déclenchée par la pandémie a de plus en plus mis les travailleurs de la base en conflit, non seulement avec les patrons, mais aussi avec leur direction collaborationniste de classe.
Les dirigeants des UAW ont tenté à plusieurs reprises d’empêcher la grève chez John Deere en concluant des accords médiocres avec les patrons. Cette tentative s’est heurtée à la furieuse opposition des militants de la base.
Lors d’une réunion de la section 838 des UAW de Waterloo, dans l’Iowa, les membres ont imprimé sur leurs t-shirts leur réponse concise à la dernière offre négociée par leur syndicat : « Fuck No ». Un membre aurait pris le micro et déclaré que l’accord n’était bon qu’à « se torcher le cul ».
Par la suite, les dirigeants syndicaux ont tenté d’éviter la grève à la dernière minute en publiant un message sur Facebook, à minuit le jour de l’expiration de l’ancien contrat (1er octobre), déclarant que les négociations étaient prolongées et que les membres devaient « se présenter au travail demain ».
Il s’agissait d’une tentative évidente de faire dérailler la grève, qui a dû être repoussée par la pression de la base.
Ce conflit entre la direction et la base fait suite à des années de contrats entre les UAW et les grands employeurs du secteur automobile, qui ont vu les salaires et les conditions de travail se dégrader de plus en plus, en particulier pour les nouveaux employés.
Lassés du comportement de leurs dirigeants syndicaux, des membres de la base – organisés au sein du caucus Unite All Workers for Democracy (UAWD) – font désormais pression en faveur d’un système direct, un membre, un vote, lors des élections aux organes dirigeants du syndicat.
Les Teamsters, qui ont adopté le principe « un membre, un vote » dans les années 1990, assistent également à une lutte entre les nouvelles couches rebelles et l’ancienne bureaucratie – représentées respectivement dans les listes Teamster United et Teamster Power pour l’élection présidentielle du syndicat.
Teamster United a été dynamisé par la fureur des membres à l’égard de l’actuel président James Hoffa, qui a piloté un accord permettant la création d’un échelon inférieur de chauffeurs-livreurs occasionnels, « Uberisés », lors des négociations avec UPS.
Une victoire de Teamster United serait certainement un pas en avant pour la classe ouvrière américaine. Il y a clairement une volonté de lutte qui émerge des rangs du mouvement ouvrier américain, et nous commençons à voir des couches plus radicales se dresser contre la domination de l’ancienne bureaucratie.
Ces nouveaux leaders seront mis à l’épreuve au cours de la prochaine période. En fin de compte, leur succès dépendra de leur volonté de défier non seulement les employeurs individuels, mais aussi le système capitaliste lui-même.
Changement dans les consciences
Pendant la pandémie, des millions de travailleurs ont été appelés à faire d’énormes sacrifices « pour l’intérêt national » – unis contre l’ennemi commun qu’était la pandémie. Nombre d’entre eux ont dû choisir entre risquer leur santé au travail ou vivoter avec les allocations du gouvernement.
Le bilan de cette pandémie est terrible, avec plus de morts que pendant la grippe espagnole. Une énorme colère s’est accumulée contre les capitalistes avides et pourris et leurs acolytes politiques, qui ont supervisé cette catastrophe.
Aujourd’hui, cependant, la pandémie semble décliner, les profits augmentent et pourtant, dans de nombreux endroits, la pression exercée sur les travailleurs ne faiblit pas.
En plus de cela, les conditions de vie sont constamment minées par la hausse de l’inflation.
Par conséquent, alors que les journaux parlent d’une reprise, les familles ouvrières ne la ressentent pas dans leurs poches. Si l’on ajoute à cela la richesse éhontée et très visible des plus nantis, qui, aux États-Unis, ont ajouté 1800 milliards de dollars à leur fortune au cours de la pandémie, un nombre croissant d’Américains décident que trop, c’est trop.
Tout cela incite de nombreuses couches de la classe ouvrière à entrer en lutte, à se battre pour maintenir leurs conditions et à réclamer ce qui leur est dû.
Leur confiance est renforcée par le fait que le boom économique a entraîné une pénurie d’emplois généralisée. Pour la première fois depuis une génération, les travailleurs commencent à avoir le sentiment que ce sont eux qui ont le pouvoir, et non les patrons.
Il ne faut pas surestimer ces phénomènes. La représentation syndicale aux États-Unis reste historiquement faible (même si elle a augmenté pour la première fois en 2021, bien que légèrement); et ces grèves ne sont que la répétition générale d’affrontements bien plus importants à venir.Ce dont la classe ouvrière américaine a besoin, c’est d’organisations et de leaders combatifs et sérieux. Cela permettrait aux travailleurs d’exercer leur propre pouvoir, de généraliser ces différentes luttes et de se battre pour des conquêtes majeures telles qu’un salaire minimum de 1 000 dollars par semaine lié à l’inflation, des soins de santé universels de haute qualité et – plus important encore – un parti politique propre.