Mais laissons de côté les idées politiques de cet illustre personnage, et examinons de plus près en quoi consiste cette fameuse « taxe Tobin ». A partir de la lecture de ses discours de l’époque, il apparaît clairement que Tobin s’inquiétait du trop faible niveau des investissements étrangers aux États-Unis, et ceci malgré le niveau particulièrement faible des salaires versés aux travailleurs américains. Tobin considérait que la trop grande facilité avec laquelle des capitaux pouvaient faire ce qu’il appelait des « excursions » sur les marchés financiers, afin de jouer sur la fluctuation des taux monétaires, détournait les capitaux au détriment des investissements fixes. De plus, faisait-il remarquer, la Réserve Fédérale disposait de trop peu de temps pour ajuster sa politique monétaire en fonction des cours monétaires, puisque de telles excursions devenaient rentables à partir des variations les plus minimes des taux d’échange. Il a donc proposé, sans le moindre succès, une taxe minime qui créerait pour ainsi dire un palier ou une « cale » qui nécessiterait une modification des cours légèrement plus importante avant que ces excursions spéculatives ne deviennent rentables. D’après l’idée de Tobin, l’attente – qui ne durerait peut-être que de quelques heures – d’une variation des cours suffisante pour pouvoir réaliser un bénéfice malgré la taxe, donnerait un délai supplémentaire de réflexion aux autorités bancaires pour prendre d’éventuelles mesures pour défendre la valeur du dollar sur les marchés financiers. Pour rassurer les financiers américains, Tobin a cherché à minimiser le préjudice que sa proposition leur porterait en la qualifiant d’un simple « grain de sable » dans les mécanismes de la finance internationale.
En résumé, il s’agit là d’une proposition visant à mieux protéger la rentabilité du capital en général en prenant une mesure dissuasive minimaliste contre un seul type de profit. On n’y trouve par conséquent pas le moindre atome de contenu progressiste, du point de vue de la lutte contre le capitalisme. Prétendre le contraire, à la manière du Monde Diplomatique et d’ATTAC, c’est purement et simplement se moquer du monde.
Cette taxe ne verra certainement jamais le jour. Après tout, de nombreux députés membres d’ATTAC (dont certains sont de droite) ont eux-mêmes voté contre. En tant que partisans convaincus de l’économie de marché, ces mêmes membres d’ATTAC ont d’autres chats à fouetter : poursuivre les privatisations, le démantèlement des services publics, la précarisation de l’emploi, la remise en cause des retraites, la réduction de charges patronales, l’augmentation des dépenses militaires et bien d’autres mesures antisociales destinées à sauvegarder la rentabilité du capital. De toute façon, quand bien même la taxe Tobin était appliquée, serait-elle réellement un problème pour les grands spéculateurs ? Pas du tout ! Les grands financiers ont mille façons de contourner des taxes, et surtout une taxe de cette nature. Et même si la taxe Tobin était réellement perçue, elle ne ferait que conforter les plus gros détenteurs de capitaux par rapport au moins gros, puisque les premiers sont plus aptes à supporter des surcoûts que les derniers. En réalité, cependant, les choses se passeraient autrement. Si un gouvernement donné, ou même un continent entier, prenait des mesures de nature à gêner la rentabilité des opérateurs, un boycott des placements financiers de 24 ou 48 heures suffirait largement à les faire annuler.
La taxe Tobin est donc une mesure destinée à protéger les intérêts du capitalisme, et en aucune façon à leur nuire. Son apport aux salariés serait strictement nul. Cependant, les dirigeants d’ATTAC s’efforcent de donner un aspect radical et anti-capitaliste à la taxe Tobin, en insistant sur l’idée qu’il s’agit tout de même d’une restriction contre la « spéculation financière », et qu’elle ferait basculer des ressources financières vers « l’investissement productif ». En fait, les ressources des capitalistes passent des marchés financiers aux investissements dits productifs seulement lorsque les premiers sont moins rentables que les derniers. Et en réalité, malgré ce que prétend ATTAC, ces deux formes de placement sont inextricablement liées. Les gains financiers réalisés sur les marchés monétaires sont ensuite investis dans la production, tout comme les profits réalisés dans la production peuvent servir à la spéculation financière, selon la rentabilité de chaque opération. Et puis nous avons une autre mauvaise nouvelle pour Messieurs Ramonet et Cassens, qui font une distinction nette entre placements « spéculatifs » et « non spéculatifs » : tous les investissements réalisés par les capitalistes sont spéculatifs, sans exception aucune. Chaque franc investi dans une entreprise par son propriétaire est précisément une spéculation sur la rentabilité de l’exploitation des salariés de cette entreprise. Quand le pari ne paye pas, ou pas assez, ils arrêtent l’activité. Cellatex, Marks et Spencer, Danone et bien d’autres exemples récents sont là pour le prouver.
James Tobin avait imaginé que les recettes de sa taxe pourraient servir un certain nombre de « bonnes causes ». Elles pourraient, pensait-il, faire partie du dispositif d’aides financières accordées aux pays sous-développés. Cette idée peut paraître généreuse, mais en réalité elle ne contredit nullement la stratégie défendue par Tobin lui-même pour mettre des populations entières à genoux au moyen du blocus économique et de la famine. Aucun pays impérialiste n’a jamais accordé une « aide » quelconque sans contrepartie en termes d’accords commerciaux, d’installation de bases militaires, ou d’autres avantages. Tobin, qui, à la différence des idéologues d’ATTAC, ne s’est pas embarrassé de faux-semblants, a proposé d’emblée que les recettes de la taxe soient gérées directement par le FMI. ATTAC n’a pas souhaité le suivre sur ce point, et propose que l’hypothétique recette de la taxe Tobin soit plutôt gérée par un organisme réputé plus sympathique, à savoir le Projet des Nations Unies du Développement (PNUD). Mais le PNUD est une officine des Nations Unies, et les Nations Unies sont elles-mêmes sous la coupe des grandes puissances, et en particulier des États-Unis. La recette de la taxe ne serait donc jamais autre chose qu’une arme supplémentaire dans l’arsenal des pays impérialistes pour obtenir ce qu’elles veulent des pays sous-développés en termes de marchés et d’alignement stratégique. Prenons le cas du peuple irakien. Est-il concevable que le PNUD utilise l’argent de la taxe Tobin pour combattre les terribles souffrances qui ont été délibérément infligées à ce peuple par les États-Unis et l’Union Européenne ? Certainement pas, et de ce point de vue aussi on a du mal à comprendre comment on pourrait attribuer à cette revendication le moindre contenu progressiste.
Le programme économique défendu par ATTAC/Le Monde Diplomatique ne se limite pas à la seule taxe Tobin. La direction de l’association et du journal avance une série de revendications (une véritable usine à gaz de quotas, de restrictions, de taxes et de pénalités diverses prélevées sur les importations, les exportations, les transferts de capitaux, les investissements directs à l’étranger, etc.) pour « combattre la mondialisation ».
Nous avons exposé, dans un article précédant (Libre-échange et Protectionnisme, La Riposte, avril 2000) le caractère réactionnaire des propositions stupéfiantes de Bernard Cassens pour permettre aux grandes puissances « démocratiques » de nuire aux économies des pays jugés coupables de « non respect des droits de l’homme ». Dans Le Monde Diplomatique (février 2000) Cassens a proposé la mise en place d’un système très élaboré de mesures punitives, prenant la forme de taxes sur les exportations selon un barème de points attribués à chaque pays par les Nations Unies. Dans le même article, nous avons examiné les mesures protectionnistes proposées par Jacques Berthelot (Agriculture, le vrai débat Nord-Sud, Le Monde Diplomatique mars 2000). Berthelot prône la mise en place de barrières protectionnistes pour empêcher les échanges commerciaux entre les « blocs » régionaux, par exemple entre l’Amérique latine et l’Europe, ou entre le Japon et les États-Unis. Berthelot semble parfaitement inconscient des conséquences économiques et sociales catastrophiques que de telles mesures provoqueraient. Les économies de tous les pays du monde étant indissolublement liées les unes aux autres, la mise en application de ces propositions signifierait le déclenchement d’une guerre commerciale protectionniste qui plongerait l’économie mondiale dans une récession particulièrement profonde.
Dans un article plus récent, (Un autre modèle pour l’Agriculture Le Monde Diplomatique, avril 2001), Berthelot revient à la charge sur le même registre. Il réclame l’interdiction des exportations vers l’Europe des produits alimentaires des pays sous-développés afin d’empêcher une baisse des revenus des capitalistes de l’industrie agroalimentaire européenne. Pas un mot, naturellement, chez Berthelot, sur les salaires et les conditions de travail des salariés de cette industrie. Quant aux pays pauvres, ils n’ont, dit Berthelot en substance, qu’à devenir « autosuffisants ».
Quand on y pense, les dirigeants d’ATTAC et du Monde Diplomatique sont vraiment magnifiques. Ils nous proposent la mise en place de la taxe Tobin, qui permettrait, disent-ils, de répandre richesse et bonheur dans les pays pauvres ; puis ils se prononcent sans sourciller en faveur de mesures qui enfonceraient davantage ces mêmes pays dans la misère en leur interdisant formellement tout accès aux marchés des pays industrialisés. Merci pour eux !
La mondialisation de l’économie n’est pas un phénomène nouveau. Marx et Engels l’ont décrit et en ont expliqué les mécanismes il y a plus de 150 ans, dans le Manifeste du Parti Communiste. Ils considéraient le développement des moyens de production et l’unification de l’économie mondiale par le commerce comme des processus historiquement progressistes, car ils constituent les prémices matérielles du socialisme. C’est grâce à la division du travail internationale et la production de grande échelle que l’humanité a pu atteindre le niveau de développement actuel des forces productives et techniques. Ce progrès ouvre la possibilité, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de subvenir à tous les besoins de la population mondiale. Si les trois-quarts de l’humanité vivent encore dans la misère, si la richesse est concentrée entre les mains d’une minorité, si les maladies guérissables et les famines tuent chaque année des millions d’êtres humains, ceci tient au fait que ces moyens de production demeurent la propriété des capitalistes, et ne peuvent en conséquence être déployés de façon rationnelle et démocratique dans l’intérêt de tous. C’est pourquoi la solution aux maux dont souffre l’humanité passe par l’expropriation de la classe capitaliste et l’organisation de l’économie sur des bases socialistes et démocratiques.
Dénoncer les effets pervers des « flux de capitaux », c’est une chose. La vraie question, cependant, est de savoir qui doit disposer de ces capitaux. Le capital, c’est tout simplement l’accumulation de la plus-value générée par l’exploitation du travail – de notre travail – par les capitalistes. Quand le capitaliste investit « son » capital pour faire davantage de profit, que ce soit dans des opérations financières, dans les armements, dans les entreprises ou ailleurs, il use et abuse de la richesse créée par notre travail à ses fins égoïstes. Par conséquent, la seule façon de mettre fin à la spéculation, l’exploitation, le militarisme, les guerres, les trafics et la corruption, c’est de remettre les « capitaux » entre les mains et sous le contrôle de ceux qui les ont créés, à savoir les salariés.
Si l’on tient compte de l’ensemble des propositions d’ATTAC, on s’aperçoit qu’il s’agit essentiellement d’un programme protectionniste, favorable au libre-commerce dans le cadre des blocs régionaux comme l’Union Européenne, le Mercusor (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) ou l’ALENA (États-Unis, Canada, Mexique), mais hostile aux échanges entre ces « blocs ». Disons les choses telles qu’elles sont : c’est là un programme réactionnaire, qui entend « protéger » les marchés et les profits des capitalistes « régionaux » de la concurrence « étrangère », et qui oublie au passage que chaque mesure protectionniste appelle une contre-mesure protectionniste, de sorte que le résultat global en serait une forte contraction du volume des échanges mondiaux et donc une récession économique. Ce qui n’est dans l’intérêt de personne, et surtout pas de ceux que Ramonet, Cassens et Berthelot prétendent vouloir aider.
En France, bon nombre de militants se sont tournés vers ATTAC parce qu’ils sont repoussés par la médiocrité des directions socialistes et communistes. Cependant, le programme d’ATTAC n’est pas non plus à la hauteur de la situation. Le mouvement syndical et les partis de gauche constituent la force la plus puissante de la société française. Cependant, pour changer la société, le mouvement social a besoin d’un programme réellement socialiste et de dirigeants sincèrement dévoués à la lutte contre le capitalisme. Le protectionnisme et les prélèvements fiscaux symboliques ne résoudront rien. L’avènement du socialisme changera tout.