Le Royaume-Uni est secouée par une grande instabilité politique, suite aux élections législatives de juin dernier, qui se sont soldées par un recul des conservateurs et la perte de leur majorité absolue au Parlement. Le gouvernement de Theresa May est dans le collimateur des masses en colère contre l’austérité perpétuelle promise par May et contre sa gestion désastreuse de l’incendie de la tour Grenfell. Samedi 1er juillet, à Londres, une grande manifestation contre le gouvernement a réuni 100 000 personnes, principalement des militants syndicaux et politiques, mais aussi de nombreux jeunes. Au-delà du chiffre, ce qui a le plus marqué les esprits était le climat particulièrement combatif et plein d’optimisme, loin des défilés « rituels » du passé.
L’impression de parade célébrant une victoire s’explique en particulier par le résultat encourageant du Labour aux élections législatives. En six semaines, le Labour a rattrapé un retard initial de 20 % sur les conservateurs – et n’est pas passé loin de la victoire, grâce au programme anti-austérité radical et à la campagne énergique de son leader, Jeremy Corbyn.
Ce dernier était présent à la marche du 1er juillet, à Londres, pour s’adresser aux manifestants. Il y a reçu un accueil enthousiaste, aux cris de « Oh Jeremy Corbyn », le chant créé et massivement diffusé après les élections sur l’air célèbre de « Seven nation army » des White Stripes. Une semaine auparavant, Corbyn était acclamé de la même manière au festival de musique géant de Glastonbury, où il a fait un discours devant une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cet enthousiasme collectif n’est pas surprenant, notamment dans la jeunesse. Il est bon de rappeler ces chiffres significatifs : en juin dernier, 71 % des 18-24 ans ont voté pour les candidats du Labour! Et 72 % des jeunes ont participé au scrutin : du jamais vu depuis 1987. Une telle politisation de la jeunesse britannique est lourde de sens pour l’avenir. Déjà de nouvelles couches de jeunes et de travailleurs rejoignent le Labour pour donner suite à l’élan né de la campagne électorale. Avec près de 800 000 adhérents, le Labour est de loin le plus grand parti de gauche en Europe.
La tragédie de la tour Grenfell
À l’inverse, le gouvernement conservateur de Theresa May est contesté de toute part. Non seulement les conservateurs ont vu leur large avance sur le Labour fondre en quelques semaines de campagne électorale, mais ils continuent de sombrer dans les sondages d’opinion. Aux déboires électoraux des conservateurs s’est ajouté le tragique incendie de la tour Grenfell, dans l’ouest de Londres, où le 14 juin dernier près de 100 personnes ont péri selon les estimations non officielles (« au moins 79 » selon les autorités). Le gouvernement et les grands médias ont longtemps cherché à minimiser le drame et le nombre de disparus. Cela a contribué à accentuer la colère de la population, tant cet horrible événement a choqué le pays. Beaucoup de gens sont descendus de manière spontanée dans les rues pour défier le pouvoir en place. Quand la Première ministre Theresa May s’est finalement présentée devant la tour Grenfell, elle a été huée et poursuivie par des foules de résidents en colère.
Depuis, les scandales s’accumulent autour de ce drame. Les conseillers municipaux conservateurs de ce quartier sont pointés du doigt pour leur surdité aux revendications des habitants depuis des années, en particulier concernant le non-respect des normes anti-incendie dans cette tour. La colère remonte désormais jusqu’au nouveau chef de cabinet de Theresa May, qui est l’ancien ministre du Logement du précédent gouvernement. Il est désormais avéré qu’il avait écarté un rapport soulignant la mauvaise sécurité incendie dans de nombreuses tours résidentielles du pays !
Tous les Britanniques savent que cette tragédie aurait pu être évitée. Cela ne serait jamais arrivé dans les maisons des millionnaires du même quartier, où l’espérance de vie est de 14 années supérieure à celle des ménages les plus pauvres. La tragédie a donc soulevé des questions sur les politiques d’austérité et la piètre qualité des logements populaires. Mais elle a aussi soulevé la question des inégalités et du système capitaliste, qui place les profits devant le respect de la vie humaine – en tout cas des vies des travailleurs.
Un nombre croissant de jeunes, de pauvres et de salariés comprennent que les riches et leurs gouvernements n’ont que du mépris pour eux. Dans ce cas précis, ils ont été traités comme des moins que rien par les autorités, c’est-à-dire par les hauts-fonctionnaires et les conseillers municipaux. Désormais, les coupables de l’incendie de Grenfell sont identifiés jusqu’au sein du gouvernement lui-même, ce qui aggrave son discrédit. Le puissant sentiment de colère contre le système ne va pas disparaître de sitôt.
Crise chez les conservateurs
Sans surprise, la popularité de May est en chute libre. Le désastre de la tour Grenfell et sa gestion de l’événement pourraient être le dernier clou dans son cercueil politique. Le fait est qu’elle connaît déjà des difficultés internes. Elle a ainsi été accusée par ses pairs du Parti conservateur de prendre ses décisions avec une toute petite clique, excluant jusqu’à ses propres ministres. De hauts dirigeants au sein du parti exercent une pression en ce sens, et se préparent à remplir le vide au sommet. Le chancelier, Philip Hammond, qui est entré en conflit avec May et sa coterie à plusieurs reprises, suit son propre agenda, particulièrement sur le Brexit. Ses vues plus « euro-compatibles » sont aussi davantage alignées sur les intérêts des grandes entreprises britanniques, qui veulent maintenir leur accès aux marchés européens.
De même, l’ancien premier ministre conservateur David Cameron a publiquement appelé à un Brexit plus « doux », reflétant les craintes des banques et de la City de Londres. Il laisse entendre que May devrait s’entendre avec des députés de l’aile droite du Labour, qui sont sur des positions anti-Corbyn. Par l’intermédiaire des expressions publiques de Cameron ou Hammond, on voit que la bourgeoisie britannique prépare l’avenir : elle envisage de plus en plus la possibilité d’un gouvernement « d’unité nationale ». Grâce au soutien, voire à la participation directe de dirigeants de l’aile droite du Labour à un tel gouvernement, la classe dirigeante britannique espère à la fois affaiblir le Labour et se donner les moyens de poursuivre les politiques d’austérité.
Mais dans le même temps, les conservateurs qui prêchent la ligne dure sur le Brexit vont exercer une pression dans l’autre sens. Un conflit ouvert entre les deux ailes du Parti conservateur est à prévoir. Une scission de ce parti pluriséculaire de la bourgeoisie britannique acterait là aussi la fin du bipartisme traditionnel, comme on le voit ailleurs en Europe et notamment en France. Ce serait un signe supplémentaire de la crise de régime qui, partout, affecte la caste politicienne au service du système capitaliste depuis des décennies.
Un gouvernement Corbyn à l’horizon
Il est clair que le gouvernement de crise de Theresa May ne tient qu’à un fil. Il est devenu le point focal de la colère des masses. Pour s’assurer la reconduction de son gouvernement après les élections, les conservateurs ont dû s’entendre avec le DUP, un parti « unioniste » d’Irlande du Nord et clairement d’extrême droite. L’entente a été plus difficile à ratifier que prévu, et ne donne au final au gouvernement qu’une faible majorité de deux sièges. On est donc bien loin du gouvernement « fort et stable » que Theresa May promettait. Il est certain que ce gouvernement fera face à des révoltes de députés conservateurs, en plus du harcèlement d’une opposition parlementaire renforcée. Un été chaud s’annonce sur le plan politique, et le gouvernement pourrait très bien tomber d’ici l’automne.
Un tel scénario déboucherait sur la convocation de nouvelles élections législatives. Considérant l’impopularité des conservateurs, cela ouvrirait la possibilité d’un gouvernement du Labour dirigé par Corbyn. Plusieurs sondages publiés fin juin vont dans ce sens : ils montrent que le Labour est désormais en tête dans les intentions de vote (autour de 45 %), soit 5 à 6 points devant les conservateurs. Une telle éventualité sème déjà la panique au sein de l’establishment, qui commence secrètement à se préparer au « pire » – de son point de vue.
La bourgeoisie est inquiète – et c’est un bon signe. Cependant il ne faudrait pas minimiser sa capacité de résistance à tout changement réel. La classe dirigeante britannique a une longue tradition d’affrontements avec le mouvement ouvrier et de « domptage » de ses dirigeants. Aussi, nous alertons sur les perspectives réelles qui s’offriraient à un gouvernement de gauche dans le cadre du capitalisme. Un tel gouvernement subira la pression de la classe ouvrière pour qu’il mette en place des réformes audacieuses. Mais il ferait également face au sabotage économique des grandes entreprises. Les capitalistes et les banquiers organiseraient une grève des investissements afin de renverser ou de se soumettre le gouvernement, à l’image de la capitulation imposée par les capitalistes grecs et européens au gouvernement de Syriza, à l’été 2015. L’austérité est une absolue nécessité, pour les capitalistes, qui ne peuvent tolérer aucune nouvelle réforme progressiste – et exigent, au contraire, des contre-réformes de grande ampleur.
Comme l’expliquent nos camarades de la Tendance Marxiste Internationale au Royaume-Uni, un gouvernement Corbyn ferait donc face à un choix : soit se soumettre au chantage des grandes entreprises, soit adopter des mesures d’urgence pour prendre le contrôle des banques et des monopoles géants – et commencer alors à planifier l’économie en fonction des besoins de la majorité. Il lui faudrait appeler la classe ouvrière à occuper leurs lieux de travail et à mettre en place des comités pour défendre le gouvernement. Dans une époque de crise du capitalisme comme la nôtre, il n’y a pas de place pour les compromis.
La perspective crédible d’un gouvernement du Labour dirigé par Corbyn dément les analyses superficielles qui s’épanchaient, ces derniers temps, sur une « vague réactionnaire » en Europe, et en particulier au Royaume-Uni suite au vote du Brexit. La crise du capitalisme accélère la polarisation politique dans tous les pays, en partie vers la droite, mais aussi et plus encore vers la gauche, grâce au poids démographique et social de la classe ouvrière. Ainsi, nous entrons bien dans une nouvelle période au Royaume-Uni comme ailleurs. Le rythme des événements s’accélère sans cesse. Il est plus urgent que jamais de construire les forces du marxisme afin de fournir les idées et les méthodes qui assureront une conclusion victorieuse aux luttes révolutionnaires qui ne manqueront pas de se développer à l’avenir, au Royaume-Uni comme dans le reste du monde.