« J’haïs les féministes », a crié Marc Lépine le 6 décembre 1989 avant de tuer 14 femmes. Trente ans ont passé, des centaines d’articles ont été écrits, des milliers de bougies ont été allumées, mais la violence et la haine envers les femmes n’ont jamais cessé, ici comme ailleurs.
Polytechnique a, semble-t-il, été une énigme. « La police ne trouve pas ce qui a déclenché le geste de Lépine à Poly », pouvait-on lire en une du journal Le Devoir du 28 février 1990. Le mystère a persisté pour certains, comme l’ancien ministre conservateur Peter MacKay, qui a déclaré, 25 ans après les faits : « Nous ne parviendrons peut-être jamais à comprendre ce qui est arrivé, pourquoi c’est arrivé, pourquoi ces femmes ont été ciblées par ce terrible acte de violence […]. » Il y a un éléphant dans la pièce et, visiblement, certains ont été trop myopes pour le voir.
Dès le lendemain du massacre, on a assisté à un énorme ressac réactionnaire, alors que les médias et politiciens ont dénoncé la soi-disant récupération féministe. Même la présidente de la Centrale de l’Enseignement du Québec, Lorraine Pagé, a écrit à l’époque : « Le fait que des femmes aient été touchées spécifiquement dans cette attaque meurtrière ne doit pas mener à une démagogie qui ne servirait personne, ni les femmes, ni les hommes. » Autrement dit : femmes, taisez-vous!
Rapidement, l’histoire s’est transformée en procès contre les féministes, souvent dépeintes comme des folles enragées qui voudraient castrer tous les hommes. Et si elles étaient allées trop loin? se sont demandés des journalistes sérieux, comme Jean-Claude Leclerc du Devoir : « On prodigue des soins psychologiques aux proches des victimes de Polytechnique. Il faudra inventer une thérapie pour ces autres victimes du changement entre hommes et femmes. » De nombreux exemples de discours de la sorte ont été publiés. Pendant longtemps et jusqu’à très récemment, le psychologue et chroniqueur du Journal de Montréal Yvon Dallaire profitait annuellement du 6 décembre pour publier une chronique sur la violence des femmes envers les hommes.
Dans la foulée de la tragédie, on a aussi eu droit aux psychanalyses à gogo, comme celle du psychiatre Guy Corneau, qui a expliqué la détresse d’un homme qui « n’a pas été confirmé dans son identité d’homme. » Père manquant, fils manqué, a-t-il dit. Ce qu’on entendait à l’époque se rapproche du discours masculiniste que véhiculent aujourd’hui des figures publiques d’extrême droite comme Jordan Peterson.
La lettre du tueur était pourtant sans équivoque : « j’ai décidé d’envoyer ad patres [de tuer] les féministes qui m’ont toujours gâché la vie. » Les femmes qui luttent contre l’oppression des femmes et pour l’égalité l’ont fait chier. Il a donc tué des femmes, parce qu’elles étaient des femmes. Lépine avait même dressé une liste de 19 personnalités féminines des milieux médiatiques, politiques, et syndicaux, qu’il envisageait de tuer.
Certains misogynes considèrent d’ailleurs Marc Lépine comme le premier tueur « incel ». Le mouvement d’extrême droite « incel » (célibataire involontaire) regroupe des hommes qui ne parviennent pas à avoir des rapports sexuels avec des femmes et ont développé une profonde misogynie. Marc Lépine est aujourd’hui admiré par bien des « incels ». L’an dernier, les tribunaux ont condamné à quatre mois de prison un Québécois qui intimidait des groupes féministes en leur envoyant la photo de Lépine, accompagnée du mot-clic #JeSuisLépine ou de la dédicace « Un jour, vous allez payer pour tout le mal que vous faites subir aux hommes ». L’extrême droite comprend très bien la signification de Polytechnique et s’y réfère pour intimider et provoquer. En 2017, un groupe pro-armes associé à l’extrême droite a appelé à un rassemblement au mémorial de la tuerie de Polytechnique, rebaptisé le « monument des Polypleurniches ».
Depuis Polytechnique, on a vu d’autres attaques misogynes comme les tueries « incels » d’Isla Vista en Californie en 2014 et Toronto en 2018. Les tueries d’extrême droite au Canada, aux États-Unis et ailleurs sont récurrentes, et s’inscrivent dans un contexte de recrudescence des groupuscules d’extrême droite. Trente ans après Polytechnique, non seulement les femmes, mais aussi les minorités ethniques et religieuses, les immigrants, les personnes LGBTQ, etc., sont toujours les premières victimes des rebus réactionnaires comme Lépine.
La haine et la violence envers les femmes et les minorités sont des symptômes clairs d’une société en décadence. Le capitalisme est dans une crise sans précédent, et la misère matérielle qu’il crée engendre le repli identitaire et les pires gestes réactionnaires. Pendant qu’une clique parasitaire accapare toujours plus de profits au sommet de la société, les politiciens et médias à sa solde encouragent les travailleurs à chercher des coupables partout, sauf chez les plus puissants – chez les femmes, les immigrants, les personnes trans, etc. La classe capitaliste profite de la haine et de la division au sein de la classe ouvrière pour mieux asseoir sa domination. C’est dans ce contexte que l’extrême droite sous toutes ses formes se trouve une niche.
Comment arrêter une fois pour toutes cette violence? La meilleure façon de la combattre est la mobilisation massive des travailleurs et des opprimés contre la haine et l’extrême droite, chaque fois que celle-ci sort de son trou. Une telle mobilisation doit aussi diriger la lutte contre la classe dirigeante et le système capitaliste, les vrais ennemis des travailleurs et des opprimés. Dans de telles luttes de masse, on constate la plupart du temps que les couches les plus opprimées sont à l’avant-garde. Les derniers mois ont d’ailleurs été le théâtre de mouvements révolutionnaires inédits à travers le monde. Au Soudan, au Chili, au Liban, en Équateur, etc., les femmes se sont jetées à corps perdu dans la révolution. Il y a une société nouvelle à créer, une société socialiste, et ce sont les opprimés, et notamment les travailleuses, réunis dans la lutte, qui sont en train de la construire.