Les tensions liées au renforcement de la présence militaire à la frontière entre l’Ukraine et la Russie ont fait leur retour annuel au début de 2022, même si elles ont récemment été éclipsées par les événements au Kazakhstan. Même avant que les manchettes sur le Kazakhstan remplacent le bruit des sabres, peu de gens croyaient sérieusement que quelque chose de l’ampleur d’une guerre allait se produire. L’Ukrainien et le Russe moyens commencent à se lasser du jeu de poker politique qui se joue avec leur avenir. Désormais, seuls les médias à la solde du pouvoir parlent sérieusement de guerre.
Le battement des tambours de guerre
Depuis plus d’un mois, Washington insiste pour dire que des témoignages faisant état de la présence de troupes russes à la frontière ukrainienne signifient que Poutine se prépare à envahir le pays. Cette fois-ci, il a été signalé qu’environ 100 000 soldats avaient été déployés à une distance de 200 à 400 km de la frontière russe. Depuis la signature de l’accord de Minsk-2, qui a marqué la fin de la période la plus chaude de la guerre civile du Donbass, la menace d’une recrudescence du conflit refait surface à peu près chaque année.
S’il est exact que la Russie a déployé des troupes aux abords de la frontière ukrainienne, une invasion à grande échelle serait stratégiquement désastreuse pour la Russie pour une foule de raisons. Avant l’annexion de la Crimée, la Russie disposait déjà d’une base militaire dans la péninsule, dont la majorité de la population est russe. La population du reste de l’Ukraine est plus de 15 fois supérieure à celle de la Crimée. Même si la Russie était capable d’envahir l’Ukraine d’un point de vue militaire, il lui serait beaucoup plus difficile de la garder sous son contrôle.
Pour Poutine, les manœuvres d’intimidation à la frontière sont pratiques pour renforcer son soutien populaire à l’échelle nationale, mais une invasion réelle à grande échelle pourrait rapidement se retourner contre lui. Ces manœuvres constituent plutôt un moyen de pression pour la Russie dans ses négociations avec les États-Unis, comme c’est le cas depuis cinq ans. Des trois parties – Washington, Moscou et Kiev – c’est le gouvernement de Kiev qui a le moins son mot à dire. Bien que les bombardements se soient intensifiés le long des lignes de front du Donbass, une invasion est très peu probable à l’heure actuelle.
Gazoducs
Cette fois-ci, un élément clé du conflit est la question du transit du gaz russe vers l’Europe de l’Ouest. Le gazoduc Nord Stream 2, récemment achevé, peut acheminer le gaz de la côte baltique russe directement vers l’Allemagne. Alors que Kiev affirme être en guerre avec la Russie sur la question de la séparation du Donbass, le gaz russe n’a jamais cessé de transiter par l’Ukraine vers l’Ouest – même si l’Ukraine a commencé à acheter ce même gaz russe par l’intermédiaire de tiers de l’UE (aux prix de l’UE!). Depuis une dizaine d’années, la Russie cherche à contourner les « pays de transit » que sont l’Ukraine et le Belarus, par lesquels passent le gazoduc Nord Stream, le transit via l’Ukraine ayant encore diminué de 25% en 2021.
Le gaz russe – sur lequel reposait l’infrastructure ukrainienne construite par l’URSS (principalement pour le chauffage domestique et les applications industrielles) – a été utilisé comme un outil par l’impérialisme russe pour exercer son contrôle sur Kiev. Le gouvernement de Kiev dépend toujours des redevances provenant des pipelines qui traversent l’Ukraine pour une part importante de ses revenus (2 milliards de dollars US en 2020), qu’il craint de perdre. Compte tenu de son positionnement en faveur de l’OTAN et contre la Russie, le recours du gouvernement a été d’exiger des sanctions plus fortes de la part des États-Unis et de l’Union européenne envers la Russie.
En URSS, l’économie planifiée avait mis en place des infrastructures ayant permis aux ressources de la Russie et du Donbass d’atteindre à la fois l’industrie ukrainienne et la population en général. En revanche, sous le capitalisme, la division du monde en États-nations en constante concurrence signifie que les profits des capitalistes russes, ukrainiens et internationaux sont placés au-dessus des besoins du développement économique à long terme et du bien-être des travailleurs. L’oligarchie ukrainienne a mis l’économie ukrainienne à la merci des prédateurs impérialistes, ce qui a pour conséquence que la population paie beaucoup plus pour les produits de première nécessité comme le chauffage.
Perte de confiance en Zelensky, de l’Ukraine à Washington
L’ascension de Zelensky et du parti « Serviteur du peuple » a été initialement soutenue par le clan Kolomoisky, basé à Dnipropetrovsk, dont l’empire médiatique avait soutenu la carrière de comédien de Zelensky. Quand les sondages ont commencé à indiquer en 2019 que Zelensky était en passe d’être élu président, le département d’État américain a intensifié ses efforts pour influencer ce dernier et son parti. Washington s’est proportionnellement détaché de son prédécesseur Petro Porochenko et son administration, dont la corruption et la popularité chancelante en faisaient un candidat moins viable pour représenter de manière stable les intérêts du capital américain en Ukraine.
Lorsque Zelensky et son parti ont été élus, ils ont bénéficié du soutien de Washington. Mais les intérêts de ce dernier – qui consistaient à ouvrir le marché ukrainien aux capitaux américains – entraient de plus en plus en conflit avec les intérêts nationaux du clan Kolomoisky – qui consistaient à conserver leur part du butin. En se rapprochant de l’Occident, Zelensky a adopté les politiques nationalistes de Porochenko, bien qu’il ait gagné les élections en s’opposant à ces politiques. Il a continué de se rapprocher des nationalistes de droite dans l’armée et l’administration, et a poursuivi la guerre civile dans le Donbass. Si cela lui a valu de gagner quelques partisans dans le camp de Porochenko, le résultat principal a été de semer la désillusion parmi ses propres partisans.
Nous pouvons constater à quel point l’idée selon laquelle le parti « Serviteur du peuple » allait remplir le Parlement ukrainien avec des « outsiders », non contaminés par les anciens régimes corrompus, était un mythe. En pratique, recycler de nouveaux visages dans le même système qu’ils sont censés remplacer n’a aucun sens. Les tentations de la démocratie capitaliste signifient également que les arrivistes sans scrupules prédominent parmi ces « nouveaux visages ». Et cela s’est reflété précisément dans les scandales autour du gouvernement de Zelensky, et plus particulièrement autour du président lui-même.
Malgré les « avertissements à la Russie » émis par l’administration Biden en 2021, des signes clairs montrent que le soutien de Washington au gouvernement de Zelensky est en perte de vitesse. En fin de compte, comme pour Porochenko, l’incompétence et les scandales autour du gouvernement signifient que Washington ne considère plus le régime comme étant capable de défendre ses intérêts sur le long terme. Ce n’est pas une coïncidence si la corruption du « Serviteur du peuple » est devenue une thématique souvent abordée par les différents porte-paroles de Washington.
Le recours du gouvernement Zelensky a été d’exiger des sanctions liées au gazoduc Nord Stream 2. Zelensky, n’ayant visiblement pas mis fin à sa carrière de comédien, est déterminé à s’opposer à la menace russe en Ukraine, mais insiste pour que son gaz continue à circuler dans le pays. Si les États-Unis n’ont aucun intérêt dans les gazoducs du nord, en revanche, leur alliée l’Allemagne en a un. L’économie allemande dépend d’un approvisionnement régulier en gaz russe et, malgré son alliance avec les États-Unis, une partie décisive de la classe dirigeante allemande ne soutient manifestement pas une ligne aussi hostile avec la Russie. Au contraire, elle dépend de la Russie pour le gaz, réalisant même d’importants bénéfices en revendant du gaz russe à ses voisins. Cela s’est reflété à la fois dans la position du gouvernement de Mme Merkel, ainsi que dans celle du nouveau parti au pouvoir, le SPD. Ce parti, qui penche normalement plus vers les intérêts de Washington, a récemment mis fin à son scepticisme à l’égard de Nord Stream 2, bien que le projet se heurte toujours à l’opposition du Parti vert, qui contrôle le ministère des Affaires étrangères.
Le parti « Serviteur du peuple » et Zelensky sont toujours en tête des sondages, les élections étant prévues en 2024. Cependant, le parti est embourbé dans les scandales. L’ancien numéro deux de Zelensky, Dmytro Razumkov, a mené une scission d’une vingtaine de députés. Les anciens membres du Parti des régions qui font partie du Bloc d’opposition arrivent régulièrement en deuxième et troisième position dans les sondages. Ils représentent les intérêts de l’oligarchie du sud du pays et du Donbass, qui est généralement favorable à des liens économiques plus étroits avec la Russie. Étant donné que leurs anciens bastions étaient les régions séparatistes (bien qu’ils aient certainement perdu toute crédibilité dans ce domaine), le gouvernement de Zelensky a une autre raison de s’opposer à tout accord d’autonomie et d’amnistie, qui permettrait de ramener ces régions dans le giron de l’Ukraine.
Le retour de la lutte des classes en Ukraine
La période qui a précédé les confinements liés à la COVID-19 a été marquée par une accentuation de la lutte des classes en Ukraine, avec des manifestations notamment concernant les salaires et contre la hausse des factures liées aux services publics. Si la pandémie de COVID-19 a freiné cette lutte, certains signes montrent qu’elle revient à la charge. Les conditions de vie continuent de se dégrader, et les prix des produits de première nécessité continuent de grimper. Alors que le gouvernement de Kiev salue l’héroïsme des manifestants au Kazakhstan, les mêmes conditions qui ont conduit à ces manifestations existent en Ukraine. Un mouvement contestataire de masse en Ukraine portant sur des revendications concrètes en faveur de meilleures conditions de vie constituerait un énorme pas en avant par rapport aux revendications de l’Euromaïdan en faveur d’accords de libre-échange avec l’UE. Les travailleurs ukrainiens doivent percer le brouillard du nationalisme et affirmer leur propre position de classe indépendante.