A la fin du XIXe siècle, le Parti Social-démocrate Allemand (SPD) était l’orgueil de la IIe Internationale. Fort de plusieurs centaines de milliers de membres, il organisait et éduquait la classe ouvrière de l’Empire d’Allemagne par des centaines de canaux différents : des journaux (plusieurs quotidiens et hebdomadaires), des syndicats, des associations de femmes, des écoles ouvrières ou encore des clubs sportifs ouvriers. La base théorique qui guidait son action, du moins officiellement, était le socialisme scientifique développé par Marx et Engels.
Malgré cette référence théorique, il existait au somment du SPD un courant informel qui poussait le parti vers une adaptation aux institutions de l’Etat bourgeois. Il y avait un écart croissant entre la théorie révolutionnaire et la pratique réformiste. Dans plusieurs Etats d’Allemagne, certains députés du SPD allèrent jusqu’à voter les budgets, alors que l’opposition systématique au budget était une tradition au sein du mouvement socialiste.
Ce courant, dit « opportuniste », se caractérisait surtout par sa pratique qui, bien que contraire à la ligne du SPD, n’était pas combattue par la direction. Ce n’est qu’en 1897 que le dirigeant Eduard Bernstein publia une série d’articles visant à donner une base théorique au réformisme et à faire éclater la contradiction entre théorie et pratique. Cette publication provoqua une levée de boucliers aussi bien dans l’aile gauche du SPD que dans sa direction, où certains reprochèrent à Bernstein « d’avoir parlé de choses que l’on devait faire en silence ». Parmi les réponses théoriques aux idées de Bernstein, celle de Rosa Luxemburg est la plus solide et la plus intéressante. Née en Pologne en 1871, Rosa Luxemburg était alors une jeune militante de premier plan au sein du SPD. Elle collaborait régulièrement à la presse social-démocrate et enseignait l’économie politique dans une des écoles du SPD. Son ouvrage Réforme sociale ou Révolution ?, publié en 1898, est une critique percutante des thèses de Bernstein en même temps qu’un rappel de ce qu’une politique marxiste correcte doit être.
Bernstein prétendait par exemple que le capitalisme s’était « adapté » et avait réussi à enrayer le cycle des crises, notamment grâce au crédit [1]. Il en concluait l’impossibilité de futures crises économiques et la nécessité, pour le socialisme, de se réaliser graduellement dans le cadre du capitalisme. Rosa Luxemburg lui répondit que le crédit n’est en fait qu’un moyen de repousser temporairement les crises en injectant artificiellement de l’argent dans le processus de production. Rosa Luxemburg rappelle aussi que les crises ne sont pas une anomalie du système capitaliste, mais une de ses composantes les plus indispensables, car elles lui permettent de régler (dramatiquement pour la classe ouvrière) les problèmes de surproduction en détruisant des forces productives.
De la même façon, Bernstein voyait dans les organisations patronales (qui visaient à « organiser » la concurrence en coordonnant la production dans une branche d’industrie donnée) une solution contre l’anarchie générée par la concurrence entre les capitalistes. Il imaginait qu’elles se généraliseraient et harmoniseraient la production économique. En fait, ces accords entre patrons ne peuvent se faire dans une branche d’industrie qu’au détriment des autres et en allant chercher à l’étranger le profit qui est réduit sur le marché intérieur. Un capitalisme sans crise ou sans anarchie dans la production est donc impossible. Et s’il l’était, la nécessité d’un passage au socialisme disparaîtrait.
Rosa Luxemburg démontre l’impossibilité d’arriver au socialisme par le seul moyen de réformes sociales graduelles. D’après les opportunistes, il serait possible de restreindre petit à petit les droits de propriété des capitalistes, jusqu’au jour où, cette propriété ayant perdu toute valeur à leurs yeux, ils se la laisseraient enlever sans résistance. Il oublie ainsi deux choses : premièrement, que l’Etat est au service de la bourgeoisie et non de la classe ouvrière ; deuxièmement, que la bourgeoisie peut et va se défendre si l’on attaque son droit d’exploiter « ses » travailleurs. Les réformes sociales consenties par l’Etat bourgeois sont en fait, pour les capitalistes, un moyen d’acheter la paix sociale, en amadouant la classe ouvrière [2]. Rosa Luxemburg rappelle qu’aucun marxiste conséquent n’est opposé aux réformes immédiates, bien au contraire, mais que pour autant il n’abandonne pas la perspective et la nécessité de la révolution socialiste. Pour le marxisme, la lutte pour les réformes sociales est avant tout une école pratique grâce à laquelle la classe ouvrière apprend à lutter et prend conscience de sa force. Cet apprentissage étant indispensable à la victoire d’une révolution socialiste, il est absurde d’opposer les réformes immédiates à la révolution, comme le faisait Bernstein et comme le font toujours les réformistes d’aujourd’hui.
Malgré l’ancienneté de ce texte, le fond de sa critique est toujours d’actualité. En effet, les réformistes actuels qui essayent de doter leur opportunisme d’une base théorique reprennent souvent (sans le savoir) les idées de Bernstein. Ce sont ces mêmes illusions sur la possibilité d’améliorer le capitalisme graduellement, par étapes. Nous conseillons donc vivement la lecture de Réforme sociale ou révolution ? à tous les militants de gauche qui veulent s’armer, théoriquement, dans leur lutte contre le capitalisme.
[1] Un siècle après Bernstein, de nombreux théoriciens du réformisme reprenaient en chœur cette affirmation jusqu’à ce que la réalité vienne se rappeler douloureusement à eux lors de la crise de 2008.
[2] Le premier système de retraites ouvrières fut ainsi inventé par Bismarck pour contrebalancer l’interdiction du parti socialiste et calmer un peu l’agitation des travailleurs.