« L’histoire connaît toutes sortes de transformations. » – Lénine
L’écosocialiste Dimitri Lascaris est passé tout près de remporter la course à la direction du Parti vert du Canada le 3 octobre dernier. Avec un appel à « arracher le pouvoir aux entreprises privées et soumettre l’économie à un contrôle démocratique », il a obtenu 10 081 des 22 171 voix au scrutin final. Comment cela a-t-il pu se produire dans un parti dont certains se sont moqué comme d’un parti de « conservateurs qui compostent »? Et qu’est-ce que cela signifie pour le Nouveau Parti démocratique, le parti travailliste traditionnel du Canada?
Elizabeth May, cheffe des verts du Canada depuis 2006, a démissionné après les élections de 2019. Pendant son mandat, elle a fait appliquer une politique très libérale colorée de vert. Ses solutions à la crise environnementale n’ont jamais dépassé les limites du capitalisme. Le parti a proposé diverses méthodes de limitation des émissions de carbone axées sur le marché, comme le plafonnement et l’échange de droits d’émission et des taxes sur le carbone. La perspective de nationaliser les pollueurs était inacceptable pour la bureaucratie dirigée par May. Elle a même utilisé le slogan « Ni à gauche ni à droite, mais en avant ».
La gagnante de la course à la chefferie est Annamie Paul, qui représente l’establishment libéral du Parti vert et une poursuite de l’environnementalisme pro-capitaliste de May. Annamie Paul a souligné qu’elle est la première femme juive noire à diriger un grand parti politique au Canada, mettant ainsi l’accent sur les questions identitaires plutôt que sur son programme.
La montée des verts
Les verts ont connu un certain succès ces dernières années, en portant leur caucus fédéral à trois députés, en rejoignant la coalition gouvernementale en Colombie-Britannique et en devenant le principal parti de gauche au Nouveau-Brunswick. Au cours du mandat de May, le parti a considérablement accru ses effectifs. Par exemple, lors de l’élection à la direction du parti en 2006, 3 283 bulletins de vote ont été déposés, contre 23 877 en 2020.
Cependant, comme nous l’avons expliqué précédemment, la montée des verts n’a pas eu grand-chose à voir avec leur programme politique et a plutôt à voir avec le mécontentement suscité par le réformisme de la direction du NPD et ses trahisons et hésitations répétées. Les verts ont une bannière relativement propre, n’ayant jamais été corrompus par les tentations du pouvoir.
Avec la crise croissante du capitalisme, beaucoup ont cherché des solutions radicales à la crise environnementale. Cette tendance est encore plus prononcée chez les jeunes. « Changeons le système, pas le climat » était le cri de ralliement du mouvement mondial de grève du climat. Cette lutte a aussi eu ses effets au Canada, avec 500 000 personnes qui ont défilé à Montréal, et des centaines de milliers dans d’autres grandes villes et petites localités. De plus en plus de gens comprennent qu’avec 100 entreprises responsables de 71% des émissions de GES, il est impossible de résoudre la crise tout en respectant la propriété privée des entreprises.
Au sein du mouvement vert, il y a un contingent grandissant d’« écosocialistes » qui proposent la propriété sociale et la planification socialiste et se disent anti-impérialistes. Dans la course à la direction des verts, Dimitri Lascaris et Meryam Haddad représentaient ce point de vue. Ils ont réuni une coalition de membres plus âgés du parti, de jeunes militants et même d’anciens militants de gauche du NPD ayant perdu espoir envers celui-ci. Notamment, de nombreux néo-démocrates ont été dégoûtés lorsque la direction du NPD a empêché Paul Manly de se présenter comme candidat en raison de son soutien à la libération de la Palestine. Il a ensuite remporté l’élection partielle de Nanaimo en se présentant pour le Parti vert.
L’establishment vert
Mais l’establishment des verts ne s’est pas contenté de rester les bras croisés et de laisser un mouvement insurrectionnel se développer au sein du parti. La question israélo-palestinienne a également été un point de fracture gauche/droite chez les verts, cette question ayant été utilisée pour essayer d’empêcher Lascaris et Haddad de se présenter comme candidats à la chefferie. Lors du congrès du parti, Lascaris a contribué à faire adopter une résolution visant à boycotter les secteurs de l’économie israélienne qui profitent de l’occupation.
Deux jours seulement avant l’élection à la chefferie, Annamie Paul a fait une sortie médiatique pour accuser pratiquement Lascaris d’antisémitisme. La même insulte a été utilisée par l’aile droite du Parti travailliste britannique pour attaquer la direction de gauche de Jeremy Corbyn. Paul a fait ressortir un tweet maladroit dans lequel Lascaris semblait dire que certains députés libéraux juifs étaient plus dévoués à Israël qu’au premier ministre du Canada. La question de la « double loyauté » est un thème antisémite classique et la gauche devrait faire très attention à ne pas tomber dans de tels stéréotypes lorsqu’elle défend les Palestiniens contre l’impérialisme israélien.
Paul a déclaré qu’elle ne pensait pas qu’il était approprié pour Lascaris d’être candidat au poste de leader des verts, malgré le fait qu’il allait par la suite obtenir 45% des voix! Elizabeth May a également brisé sa promesse de rester neutre dans la course en participant activement à la campagne de financement de Paul. De plus, il y a des rumeurs que des efforts ont été menés pour empêcher l’adhésion au parti des sympathisants de Lascaris et Haddad. Cela montre que l’establishment vert n’est pas beaucoup mieux que l’establishment orange du NPD.
Lascaris aurait-il pu gagner?
Cependant, malgré les tentatives de bloquer la faction écosocialiste et de mettre des bâtons dans ses roues, le résultat final a été très serré. Il n’est pas du tout exclu que Lascaris ait pu remporter le vote. Mais que se serait-il passé alors?
Toutes les structures du Parti vert sont contrôlées par la bureaucratie pro-capitaliste bâties par Elizabeth May au cours des quinze dernières années. S’il avait été élu, Lascaris aurait été confronté à des obstacles à chaque pas et aurait probablement été victime d’un coup d’État ou d’une scission. Lascaris n’a pas la base d’appuis dont jouissait Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste. Corbyn avait recruté plus de 200 000 nouveaux membres. Corbyn avait également l’appui des syndicats et d’une petite couche de députés socialistes. Lascaris n’avait que de nouveaux membres, et pas sous la forme d’une vague massive comme dans le cas de Corbyn. Non seulement il n’avait aucun appui chez les députés, mais il n’est même pas député lui-même.
La base de classe des verts constitue aussi une différence importante avec le Parti travailliste britannique et avec le NPD. Les verts sont une formation basée sur des couches intermédiaires petites-bourgeoises, des petits entrepreneurs écologistes, des étudiants, etc., sans aucune base dans la classe ouvrière. Ils ont même été hostiles aux syndicats à certains moments. On le voit dans certains sondages récents auprès des électeurs verts qui montrent un sentiment général à la droite des électeurs du NPD, et parfois à la droite des électeurs libéraux. Par exemple, lors du conflit entre les conservateurs de Doug Ford et les enseignants, 87% des néo-démocrates ontariens ont soutenu les enseignants, contre 80% des libéraux et 64% des verts. Un sondage plus récent a demandé aux Canadiens pour qui ils auraient voté lors des élections américaines (s’ils le pouvaient) : 6% des néo-démocrates ont répondu « Trump », contre 7% des libéraux et 11% des verts. Ce n’est pas si surprenant, si l’on considère par exemple que les militants anti-vaccins votent souvent pour les verts au Canada, alors qu’ils font partie du mouvement Trump aux États-Unis. Tout cela permet de conclure que la base de classe du Parti vert pour être transformé en un parti socialiste radical est très mince.
Certains répondent que Lascaris n’a pas eu d’autre choix que de se présenter pour les verts, car la bureaucratie du NPD aurait bloqué sa candidature. C’est probablement vrai, étant donné que cette dernière a disqualifié et saboté une série de candidats de gauche et pro-palestiniens lors des élections fédérales de 2019, dont l’ancien président de l’Ontario Federation of Labour, Sid Ryan. Cependant, nous ne devrions pas enjoliver la bureaucratie des verts qui a également essayé très fort de bloquer et de saboter la gauche.
Des processus plus profonds
Les résultats de la course à la chefferie du Parti vert sont significatifs parce qu’ils sont symptomatiques de processus plus profonds dans la société. Les gens cherchent des solutions qui vont au-delà du capitalisme. Habituellement, le NPD aurait canalisé ces sentiments. Mais quand la pression ne peut trouver de débouché à un endroit, elle s’exprime ailleurs. Dans ce cas-ci, la pression des masses cherchant une solution hors du capitalisme s’est exprimée au Parti vert, malgré son caractère petit-bourgeois. Avec 45% des votes, Lascaris est le candidat de gauche ayant obtenu les meilleurs résultats de tous les temps à une course à la chefferie dans un grand parti, meilleurs que les 17% de Niki Ashton au NPD en 2017 ou les 37% de James Laxer au Waffle en 1971. Ashton a reçu un nombre de votes similaire à Lascaris (11 374), mais il ne serait pas surprenant que beaucoup des mêmes personnes aient voté pour Lascaris.
Lascaris devrait-il rester et se battre à l’intérieur des verts ou faire scission? À notre avis, étant donné la base de classe des verts, il serait très difficile de gagner le parti à une politique socialiste. Cependant, il serait également erroné de demander aux 10 000 partisans de Lascaris de rejoindre un NPD qui est dirigé par une bureaucratie réformiste similaire à celle des verts dirigée par Paul.
Lascaris devrait être félicité pour avoir mené le mouvement écosocialiste en terrain hostile plus loin que ce à quoi quiconque s’attendait. Mais ses prochaines décisions détermineront si le mouvement qu’il a construit va continuer à grandir et accomplir de plus grandes choses, ou s’il se dissipera et ne sera qu’une autre occasion manquée. Nous pensons que ce serait une erreur d’essayer de trouver un compromis avec l’establishment des verts. Celui-ci fera à coup sûr tout ce qui est en son pouvoir pour détruire et domestiquer les écosocialistes. Compte tenu des allégations d’antisémitisme de Paul, l’establishment vert pourrait aussi empêcher Lascaris de se présenter comme député.
Mais nous pensons aussi que ce serait une erreur de former un nouveau parti « écosocialiste » qui ferait campagne contre les verts et le NPD aux élections. Lascaris n’est pas assez connu pour faire de ce parti un succès électoral, même dans l’éventualité improbable où ses 10 000 partisans le suivraient. Un tel parti serait probablement l’image inversée du Parti populaire de Maxime Bernier, ce petit parti de droite qui n’a remporté aucun siège aux élections de 2019. Alors que certains anciens membres du NPD, dégoûtés de la bureaucratie, pourraient rejoindre un nouveau parti, des députés de gauche comme Niki Ashton et Matthew Green sont peu susceptibles d’abandonner le navire. Il en va de même pour le mouvement syndical. À ce stade, un parti de gauche électoral subirait probablement le même sort que le mouvement Waffle dans les années 1970, qui s’est séparé du NPD pour ensuite connaître de mauvais résultats électoraux avant de disparaître complètement. Un nouveau parti souffrirait d’une division des votes avec les verts et le NPD, et les militants ne feraient que s’épuiser pour obtenir de mauvais résultats.
Il peut sembler que tous les chemins soient bloqués : « Ne travaillez pas chez les verts, n’adhérez pas au NPD et ne formez pas un nouveau parti. » Mais il y a une autre solution. Malgré la bureaucratie anti-démocratique du NPD, il existe toujours une tradition de gauche au sein du parti. Plus important encore, le NPD a toujours un lien organique avec la classe ouvrière, et une base en son sein. Il garde son lien organique avec les syndicats. C’est pourquoi les marxistes recommandent toujours un vote (très) critique pour le NPD lors des élections.
Les écosocialistes ont plus en commun avec la gauche du NPD qu’avec la bureaucratie des verts. De même, les bureaucrates du NPD et des verts pourraient aussi bien être les mêmes personnes portant des chemises de couleurs différentes. Il est significatif que Haddad ait soulevé la question de la collaboration avec le NPD, ce qui a donné lieu à une vive réprimande de la part de l’establishment des verts, qui est toujours beaucoup plus hostile au NPD qu’aux libéraux.
Pour un mouvement socialiste uni!
Selon nous, Lascaris devrait tendre la main aux socialistes dans le Parti vert, le NPD et les syndicats, ainsi qu’aux socialistes non affiliés, afin de former un mouvement de masse pour un parti ouvrier socialiste anticapitaliste. Ce mouvement ne se présenterait pas aux élections contre les verts ou le NPD, mais défendrait une série de politiques qui pourraient être les principes fondateurs d’un tel parti. Lascaris défend la propriété sociale et la planification démocratique de l’économie et une politique étrangère anti-impérialiste. Ces politiques constitueraient de bonnes bases pour commencer la discussion.
La gauche du NPD ne devrait pas être obligée de se séparer, mais devrait plutôt être libre de défendre les politiques de ce mouvement au sein du NPD. Peut-être que ces idées anticapitalistes, et la nouvelle énergie des écosocialistes, permettraient à ce mouvement de faire des progrès significatifs dans les rangs du NPD et des syndicats. Tout le monde reconnaît que le NPD est dans le marasme en raison de la politique de statu quo de la direction, qui ne va pas au-delà du capitalisme. Le NPD subit encore les conséquences d’avoir supprimé toute mention du socialisme de sa constitution en 2013. Avec une approche non sectaire et patiente, le mouvement de Lascaris pourrait être le catalyseur qui précipiterait un processus beaucoup plus vaste rassemblant les meilleurs combattants de tous les domaines de la lutte.
Il est impossible de savoir à l’avance comment un tel mouvement se développerait exactement. Nous ne savons pas quel serait le poids précis des différents groupes (écosocialistes, gauche du NPD, syndicalistes et personnes non affiliées). Mais à travers le processus de construction d’un mouvement vivant, ces quantités se concrétiseront dans la lutte. Cela conditionnera à son tour les prochaines étapes à franchir.
Trotsky a expliqué que la crise de la société moderne peut être réduite à la crise de la direction de la classe ouvrière. En cette époque de pandémie et de marasme, les travailleurs et les jeunes cherchent désespérément des solutions anticapitalistes et socialistes. Malheureusement, le socialisme n’est jamais vraiment sur le bulletin de vote. Tous les partis proposent de fausses solutions à la crise climatique axées sur le marché, plutôt que de prendre le contrôle des principales entreprises pollueuses. Tous les partis proposent des plans de sauvetage des entreprises plutôt que leur nationalisation sous contrôle ouvrier. Une organisation de masse qui dénoncerait directement l’échec du capitalisme, qui éduquerait la population sur la production durable pour le besoin et non pour le profit, pourrait balayer les vieux partis usés qui dominent actuellement la politique. Avec la bonne approche, les 10 000 électeurs de Lascaris pourraient lancer ce processus.