Trente-six jours et plus de 600 millions de dollars plus tard, les élections de 2021 ont donné un résultat presque identique à celui de 2019. Le premier ministre libéral Justin Trudeau a échoué dans sa mission de gagner une majorité, car il n’avait aucun argument crédible pour expliquer pourquoi il en avait besoin, au-delà d’un désir de pouvoir personnel. L’aspect le plus remarquable de la campagne électorale a été le fossé énorme entre les enjeux qui préoccupent les travailleurs, et ce dont les politiciens voulaient parler. C’était comme si les candidats vivaient dans un monde imaginaire où des milliers de personnes n’avaient pas été tuées par un virus, où il n’y avait pas de mouvements de masse contre le racisme et l’oppression des Autochtones, et où l’économie capitaliste n’était pas en crise. Cette élection ne résout rien et ne satisfait personne.
Les libéraux ont déclenché une élection en pleine pandémie non pas parce qu’ils voulaient appliquer leur programme, mais parce qu’ils souhaitaient abandonner leur programme et mener une campagne d’austérité. Leurs bailleurs de fonds de Bay Street ont besoin d’un gouvernement majoritaire fort qui peut faire passer des mesures impopulaires et faire payer la crise à la classe ouvrière. Ils prévoyaient une répétition de l’élection de 1993 où Jean Chrétien a fait campagne en proposant une série de réformes, mais où, une fois au pouvoir, il a instauré le programme d’austérité le plus grave de l’histoire du Canada.
Après avoir déclenché les élections, Trudeau a eu du mal à expliquer pourquoi il avait besoin d’une majorité. Les gens ont vu clair dans le cynisme égoïste du parti au pouvoir et ont refusé de lui donner le pouvoir qu’il désirait. Trudeau ne proposait pas de grandes idées, ce qui ne faisait qu’accentuer le décalage entre les partis et les sentiments de l’électorat. Les bulletins de vote par correspondance sont encore en cours de dépouillement, de sorte que le résultat final n’est pas clair, mais il est certain que le taux de participation sera historiquement bas, car aucun des partis n’a donné aux gens de quoi s’enthousiasmer. Il y a aussi eu d’importantes suppressions de votes avec la fermeture des bureaux de vote desservant les étudiants et les communautés autochtones, qui a donné lieu à des files d’attente de plus de trois heures le jour du vote.
Les principaux partis n’ont pas réussi à faire écho à la colère très réelle qui règne dans la société, ce qui a conduit à une apathie généralisée. Cette colère est le résultat d’un système où les riches s’enrichissent pendant que la majorité souffre. Les 10% de Canadiens les plus riches contrôlent maintenant 56% de toute la richesse, contrairement aux 40% les plus pauvres qui survivent avec 1,2% de la richesse. Depuis le début de la pandémie, les milliardaires canadiens ont augmenté leur richesse de 78 milliards de dollars alors que des millions de personnes ont perdu leur emploi ou été mis à risque de se faire infecter à leur travail essentiel. Cela a entraîné une radicalisation généralisée.
Les conservateurs n’ont pas non plus réussi à faire une percée et ont remporté à peu près le même nombre de sièges qu’avant. Le nouveau leader conservateur Erin O’Toole a menti aux fidèles du parti lors de la course à la chefferie du parti en se présentant comme un conservateur « pur et dur ». Mais une fois à la tête du parti, il a modéré l’image du parti et a présenté un message faussement pro-travailleurs. Cette approche « libérale diète » a nui à la capacité des libéraux d’utiliser leur stratégie de « politiques de division », qu’ils avaient auparavant utilisée avec beaucoup d’efficacité pour présenter les conservateurs comme des abrutis coincés au Moyen-Âge. Mais en fin de compte, les gens ont vu clair dans le jeu des conservateurs et ont maintenu le parti en deuxième place. Le fait qu’O’Toole n’a pas réussi de grande percée avec son faux virage à gauche aura pour effet de déclencher un conflit avec l’aile droite sociale-conservatrice du parti, qui cherchera à le chasser de la direction dans les mois à venir. Il reste à voir s’ils y parviendront.
Le Nouveau parti démocratique (NPD), dirigé par Jagmeet Singh, n’a pas non plus réussi à faire plus que de modestes gains. Alors que le parti travailliste canadien a fait campagne pour que « les ultra-riches paient leur juste part », il a consacré la majeure partie de son temps à promouvoir la personnalité de son chef. Cette politique de la personnalité sans contenu n’a suscité aucun enthousiasme et a conduit à une seconde moitié de la campagne au point mort. En outre, ses propositions visant à taxer les riches sont bien trop modestes pour faire une différence fondamentale. Les estimations optimistes prévoyaient que ces mesures fiscales rapporteraient environ 30 milliards de dollars par an, alors que le déficit structurel avoisine les 150 milliards de dollars.
La bureaucratie du NPD est complètement allergique à l’adoption de politiques socialistes et de positions tranchées qui pourraient mobiliser un mouvement de masse. Elle affirme que les politiques radicales sont impopulaires, mais les faits disent le contraire. Les sondages ont montré que 70% des Canadiens pensent que les grandes entreprises et les riches ne paient pas leur juste part, et 53% disent que l’économie doit être radicalement transformée. En s’accrochant au statu quo, le parti n’a pas pu mobiliser les forces nécessaires pour faire une percée.
La campagne du Bloc québécois a été une répétition presque exacte de 2019, et s’est terminée par un résultat similaire. Avec le gouvernement de droite de la CAQ qui carbure encore au nationalisme identitaire, le Bloc a copié sa stratégie. Il s’est présenté comme la voix de tout le Québec et a utilisé une question dans le débat anglophone sur l’interdiction discriminatoire des symboles religieux pour se présenter comme le seul défenseur de la nation québécoise. La campagne de droite du Bloc en a aliéné plus d’un, et Blanchet a été accusé d’arrogance, mais la question du débat en anglais lui a permis de regagner des appuis. Le nationalisme identitaire sera tôt ou tard balayé par de grandes batailles sociales, et tant la CAQ que le Bloc sont destinés à être détestés par la jeunesse du Québec.
Le Parti vert a subi un effondrement complet de son vote, passant de 6,5% en 2019 à 2,3%.
La nouvelle leader Annamie Paul a subi une défaite humiliante et est arrivée quatrième dans sa circonscription. La raison de ce résultat embarrassant est que le parti est divisé entre une aile droite anti-palestinienne qui veut simplement promouvoir un libéralisme vert, et une aile gauche écosocialiste qui a obtenu 45 % des voix lors de la dernière élection à la direction. Paul sera certainement contrainte de démissionner dans les prochains jours, ce qui ouvrira la possibilité d’une nouvelle confrontation entre la gauche et la droite dans le cadre d’une autre course à la chefferie. Si les écosocialistes ne sont pas bureaucratiquement tenus à l’écart du scrutin, il sera très intéressant de voir comment ils s’en sortiront lors de ce scrutin. Mais même s’ils gagnent, ils devront faire face à une bureaucratie et des députés de droite qui feront probablement tout pour les saboter et les diviser.
Le seul parti qui peut se targuer d’une réelle amélioration est le Parti populaire du Canada, un parti d’extrême droite dirigé par l’ancien ministre conservateur Maxime Bernier. En mobilisant le sentiment anti-vaccins et la droite anti-immigration, le PPC a fait passer ses votes de 1,6% à 5,1%. En outre, le PPC a organisé les plus grands rassemblements de la campagne, avec plus de 5 000 personnes réunies pour protester contre les mesures de santé liées à la pandémie.
Heureusement, les réactionnaires du PPC n’ont pas remporté de sièges, mais il y a des leçons importantes à tirer de leur ascension. Premièrement, quiconque prend le vote du PPC comme un signe avant-coureur du fascisme à venir exagère les choses. Le PPC n’est pas un parti fasciste; c’est une formation populiste de droite similaire au Rassemblement national de Le Pen en France. Deuxièmement, il est totalement faux de présenter les résultats du PPC comme un indicateur d’un quelconque virage à droite de la société. C’est pratiquement une loi que chaque fois qu’il y a une crise, la société se polarise à la fois à droite et à gauche. Mais alors que les dirigeants des organisations de masse de la classe ouvrière font preuve de modération, les dirigeants de la droite ne se gênent pas et n’ont pas peur de mobiliser les gens.
Toute l’histoire montre que la seule façon de battre l’extrême droite anti-establishment est de la confronter à une politique de gauche anti-establishment. En effet, en cas de crise, les partis prônant le statu quo libéral sont discrédités et les gens commencent à chercher des réponses radicales. Si la gauche et les syndicats s’allient aux libéraux, ils seront associés à l’establishment défaillant et seront rejetés par ceux qui cherchent des réponses à la crise.
Bien que Bernier ait été en mesure de puiser dans la colère populaire, et qu’il ait même attiré une couche de personnes anti-médecine qui votaient auparavant pour les Verts, le sentiment général de la société penche massivement à gauche. La tragédie est que ce sentiment de gauche n’a actuellement aucune possibilité d’expression organisée. Un nouveau sondage a récemment montré que 35 % des Canadiens sont favorables à l’abandon du capitalisme. Cela peut sembler peu, mais c’est le double des votes obtenus par le NPD et plus que ce que les libéraux et les conservateurs ont obtenu. Ces 35% d’opposants au capitalisme deviennent encore plus significatifs lorsque l’on considère que le même sondage a montré que seulement 25% des gens soutiennent le système de production pour le profit. Le reste des gens sont indécis.
Actuellement, aucun des partis ne met en avant une perspective anticapitaliste qui pourrait organiser et mobiliser les 35% qui s’opposent au système d’exploitation actuel. Le PPC montre, du point de vue politique opposé, que la façon d’accroître son soutien est de mobiliser les gens dans les rues et aux urnes. Une colère immense règne en raison des centaines de milliards de dollars qui ont été distribués aux capitalistes alors que les travailleurs ont souffert. Plus de 750 milliards de dollars ont été mis à la disposition des grandes banques et des sociétés pour renflouer leurs coffres, et maintenant ces mêmes sociétés exigent que les travailleurs paient pour la crise – et demandent de couper les maigres soutiens pour les travailleurs qui existent. Les entreprises canadiennes ont amassé un fonds de réserve de 1660 milliards de dollars et pourtant elles ont le culot de dire que les travailleurs devraient accepter moins. Si les syndicats et le NPD mobilisaient les gens sur ces questions, ils pourraient obtenir le soutien des 35% et ensuite gagner les indécis. C’est ce qu’il faut faire si l’on veut mettre fin à l’impasse actuelle dans laquelle se trouve la société.
Les capitalistes et leurs partis ont échoué dans leur mission d’installer un gouvernement majoritaire capable de faire payer la crise aux travailleurs. Cela ne fera pas disparaître la crise. Cela signifie seulement que la confrontation décisive sera remise à plus tard alors que la situation s’aggrave. La question de savoir « qui va payer » ne peut être évitée en permanence. Le fait que les politiciens capitalistes vivent dans un monde imaginaire a été démontré par le fait que tant les libéraux que les conservateurs ont basé leurs promesses électorales sur un taux de croissance moyen de 3% au cours de la prochaine décennie. Il n’y a aucun espoir qu’ils atteignent ces niveaux de croissance, comme le montre la baisse surprise de 0,3 % du PIB au deuxième trimestre de 2021. L’inflation se dirige également vers un taux supérieur à 4%. Par conséquent, des luttes massives pour décider quelle classe devra payer la facture de la crise se profilent à l’horizon.
Nous ne savons pas exactement quand il y aura une explosion sociale, ni quel enjeu la déclenchera, mais il est certain qu’elle s’en vient. Cette crise pourrait être résolue beaucoup plus rapidement et facilement si les leaders des organisations de masse faisaient leur travail et exprimaient la colère ambiante. Mais la crise du leadership signifie que littéralement n’importe quel enjeu pourrait provoquer une explosion dans les mois et les années à venir. Il pourrait s’agir d’un retour des luttes des Autochtones – qui ont été criminellement ignorées lors de l’élection, malgré la découverte de milliers d’enfants morts dans les anciens pensionnats et le soutien populaire au démantèlement des statues symbolisant l’oppression colonialiste. Il pourrait s’agir d’une explosion de la lutte antiraciste ou de la lutte environnementale. Ou bien il pourrait s’agir d’une bataille syndicale classique sur une question économique. Tôt ou tard, il y aura une fissure qui fera sauter le barrage.
L’élection fédérale de 2021 ne résout rien. Ce parlement minoritaire va avancer en titubant alors que les contradictions de la société continuent de s’accumuler. Notre tâche est d’organiser les travailleurs, les jeunes et les opprimés, afin de se préparer à la confrontation à venir. Seules les idées du socialisme révolutionnaire peuvent offrir une issue et mettre fin à l’impasse de la société capitaliste.