À l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publions une série d’articles sur les événements, en suivant la chronologie. Le précédent article portait sur la tentative de putsch de Kornilov. Rappelons que la révolution de Février, qui renversa le régime tsariste, déboucha sur une situation de « double pouvoir » : d’un côté, le « gouvernement provisoire » représentant la bourgeoisie ; de l’autre, les soviets reposant sur les ouvriers et les soldats. Après la répression des « journées de Juillet », la réaction essaya de liquider la révolution. Cette tentative, dirigée par le général Kornilov, échoua face à une mobilisation des masses, dans laquelle le parti bolchevique avait joué un rôle central, sans pour autant cesser de critiquer le « gouvernement provisoire » de Kerensky.
À partir de septembre, le parti bolchevique, déjà majoritaire dans les soviets de la plupart des grands centres industriels, le devint aussi dans un nombre croissant de soviets de province. Il lança une campagne pour un nouveau Congrès des soviets de toute la Russie, afin de renouveler l’Exécutif des soviets en place, qui était dominé par les réformistes et s’était discrédité par sa politique de conciliation avec le gouvernement. Les dirigeants réformistes de l’Exécutif repoussaient la convocation d’un congrès dont ils savaient qu’il ne pourrait que leur être défavorable. De son côté, le gouvernement provisoire, isolé et haï de toutes parts, ne survivait que parce que personne n’avait entrepris de le chasser depuis l’échec de Kornilov. L’équilibre du « double pouvoir » devenait intenable.
La guerre et la désagrégation de l’économie menaçaient les villes de famine. Dans les quartiers bourgeois, on parlait de plus en plus ouvertement de laisser les Allemands prendre Petrograd et écraser les soviets, que la bourgeoisie russe n’avait pas réussi à vaincre. Dans le même temps, la révolution enflammait les campagnes : les paysans ne voulaient plus attendre des actes du gouvernement provisoire, ils se partageaient eux-mêmes les grands domaines. La situation devenait critique et Lénine, caché en Finlande depuis la répression des journées de juillet, pouvait parler d’une « catastrophe imminente ». Pour lui, l’heure était à la conquête du pouvoir par la classe ouvrière organisée, pour sauver la révolution.
La crise au Comité central
Au Comité central du parti bolchevique, cette perspective ne faisait pas l’unanimité. La crise d’avril se répétait. Des dirigeants du parti — dont Zinoviev et Kamenev — s’opposaient à la conquête du pouvoir. Ce phénomène n’était pas accidentel. Il reflétait la pression de la bourgeoisie sur les sommets du parti, pression d’autant plus forte qu’approchait l’heure du dénouement. Cela reflétait aussi la difficulté à rompre avec les habitudes politiques prises pendant la période pré-révolutionnaire. Quelques années plus tard, dans ses Leçons d’Octobre, Trotsky expliquait : « La classe ouvrière lutte et grandit avec la conscience que son adversaire est plus fort qu’elle. C’est ce que l’on observe constamment dans la vie courante. L’adversaire a la richesse, le pouvoir, tous les moyens de pression idéologique, tous les instruments de répression. L’accoutumance à la pensée que l’ennemi nous est supérieur en force est partie constitutive de la vie et du travail d’un parti révolutionnaire à l’époque de préparation. […] Mais il vient un moment où cette habitude de considérer l’adversaire comme plus puissant devient le principal obstacle à la victoire. La faiblesse d’aujourd’hui de la bourgeoisie se dissimule en quelque sorte à l’ombre de sa force d’hier. »
La nécessité de l’insurrection
Comme en avril, lorsque les hésitants se dissimulaient derrière leur fidélité aux anciens mots d’ordre du parti, les opposants à une insurrection s’abritaient, en octobre, derrière la perspective d’une convocation de l’Assemblée constituante, qui avait été l’un des mots d’ordre du parti pendant des décennies.
Ils avaient l’idée que le parti serait avantagé par un rôle d’opposant parlementaire au gouvernement provisoire et pourrait ainsi se renforcer sans avoir à sauter le pas de l’insurrection. Il s’agissait là d’une illusion qui aurait pu être mortelle pour la révolution. La situation en Russie ne laissait pas de place pour le développement d’une démocratie bourgeoise « saine », mais seulement pour la dictature d’un Kornilov ou pour le pouvoir des soviets. Si les bolcheviks avaient laissé passer l’occasion, la vague révolutionnaire aurait fini par retomber. La réaction aurait alors repris l’offensive et aurait liquidé la révolution.
Malgré son isolement dans la clandestinité, Lénine maintint par ses lettres une pression constante sur le Comité central du parti. Il soutenait Trotsky, acquis à l’idée d’une insurrection, et combattait les hésitants. Il n’hésita pas à s’adresser directement aux militants qu’il savait d’accord avec lui, par-dessus le Comité central, pour leur expliquer son point de vue. Cette fermeté porta ses fruits et, le 10 octobre, le Comité central approuvait à une large majorité les perspectives révolutionnaires défendues par Lénine. La conquête du pouvoir passait à l’ordre du jour.