Photo : Mark Bonica/Flickr

Après des décennies où la bulle immobilière canadienne enflait sans relâche, le marché connaît finalement un ralentissement. Acheter une maison devient de plus en plus un rêve inaccessible pour la plupart des travailleurs canadiens, en particulier pour les jeunes. La récente hausse des taux d’intérêt est venue jeter un seau d’eau glacée sur le marché surchauffé et a amené une baisse du prix des maisons et un ralentissement des ventes. Cela n’est pas pour autant une bonne nouvelle pour la classe ouvrière.

Douche froide

Le 13 juillet, la Banque du Canada a augmenté son taux d’intérêt directeur de 1%, à 2,5%. Il s’agit de la hausse la plus importante depuis 1998 et de la quatrième depuis mars. 

Devant l’inflation galopante, qui se situait à 8,1% au Canada en juin, les banques centrales à travers le monde ont réagi en haussant les taux d’intérêt. Mais ce remède de cheval a des effets secondaires dangereux.

Depuis des années, les taux d’intérêt historiquement bas alimentaient le marché immobilier canadien, en faisant baisser le coût des hypothèques et en encourageant les investisseurs à acheter à crédit. La crise économique de 2008 et la période de croissance anémique des années d’après ont poussé les investisseurs à délaisser l’économie réelle pour chercher des véhicules d’investissement spéculatif. Cette effervescence spéculative a fait enfler la bulle immobilière canadienne au point de la classer deuxième au monde

Des données récentes de la Banque du Canada montrent que les logements canadiens sont à leur plus bas niveau d’abordabilité en 30 ans. Par exemple, à Vancouver, le prix d’une maison a augmenté de 337% entre 2002 et 2018. Et le rythme d’augmentation des prix déjà frénétique a encore accéléré pendant la pandémie. 

La question de quand cette bulle allait éclater a fait couler beaucoup d’encre depuis bien longtemps. Nombreux sont ceux qui l’ont prédit à tort. Mais il se pourrait que cette fois-ci soit la bonne. La Banque royale du Canada prévoit ainsi que le marché immobilier connaisse une « correction historique », la pire en 40 ans.

Déjà, le marché immobilier connaît une chute brusque. Comme il devient plus coûteux de contracter une hypothèque, les acheteurs y pensent à deux fois, voire n’en ont carrément plus les moyens. En conséquence, les ventes ont ralenti de façon importante. Un rapport de la Banque royale du Canada affirme qu’à Toronto et Vancouver, « le déclin de l’activité devient rapidement l’un des plus profonds de ces cinquante dernières années ». À Toronto, les ventes ont atteint leur rythme le plus bas en 13 ans. Juillet a représenté le cinquième mois consécutif de recul des ventes de propriétés résidentielles.

Comme il devient plus difficile de trouver des acheteurs, les vendeurs doivent baisser leurs prix. À Toronto, le prix de vente moyen a diminué de 14,1% par rapport au pic de février. Desjardins prévoit une baisse de 25% des prix à l’échelle du pays d’ici la fin de l’année. 

Cette baisse des prix fait en retour pression à la baisse sur le rythme des ventes en décourageant les investisseurs spéculatifs.

Onde de choc

Les conséquences pourraient être importantes. Normalement, une hausse des taux d’intérêt ne devrait pas avoir d’effet immédiat à large échelle sur les hypothèques, étant donné que la grande majorité des hypothèques au Canada sont à taux fixe. Un taux fixe signifie que la hausse du taux directeur ne se répercute qu’après plusieurs années, lors du renouvellement de l’hypothèque, qui a généralement lieu après cinq ans. 

Or, les hypothèques à taux variable ont connu une expansion historique depuis la pandémie. Plus de la moitié des prêts hypothécaires contractés dans la deuxième moitié de 2021 et pendant les deux premiers mois de 2022 étaient à taux variables, selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). En comparaison, ce n’étaient que 7% des nouvelles hypothèques qui étaient à taux variable avant la pandémie.

Ce genre d’hypothèque est très vulnérable aux changements dans les taux d’intérêt. Ainsi, un nouvel acheteur ayant contracté une hypothèque en mai peut soudainement voir l’intérêt sur son prêt doubler en un mois et se retrouver avec un paiement mensuel plus élevé de centaines de dollars que ce qu’il avait budgété. Et cela alors que la valeur monétaire de sa maison baisse. Sans compter qu’il est prévu que la Banque du Canada augmente encore son taux directeur d’au moins 0,5% en septembre.

Sans oublier les hypothèques à taux fixe dont le renouvellement arrive bientôt, qui créeront elles aussi bien de mauvaises surprises.

Ainsi, nous pourrions nous retrouver dans une situation où de nombreux détenteurs de prêts hypothécaires, incapables de respecter leurs paiements en raison de la hausse des taux d’intérêt, devraient vendre leur maison, mais dans un contexte de baisse des prix de l’immobilier. Selon la profondeur de l’effondrement et jusqu’où descendent les prix, certains pourraient se retrouver à récupérer moins avec la vente de leur maison que le montant de leur hypothèque. Non seulement tous ces détenteurs de prêts hypothécaires se retrouveraient avec un trou béant dans leurs finances, mais cela ferait baisser encore plus le prix des maisons, avec toutes ces maisons mises sur le marché et personne pour les acheter, dans une spirale descendante.

Pour l’instant, nous n’avons pas vu de vague de faillite. Le taux de défaillance hypothécaire (c’est-à-dire la proportion de débiteurs hypothécaires étant en retard de plus de 90 jours sur leurs paiements) reste très bas. Toutefois, il faut comprendre que les gens ont tendance à épuiser toutes leurs solutions avant de rater un paiement d’hypothèque. Tania Bourassa-Ochoa, économiste principale à la SCHL, explique à CP24 : « Je pense donc qu’au cours des prochains mois, des prochains trimestres, il sera intéressant d’examiner les défaillances sur d’autres produits de crédit, comme les cartes de crédit, les prêts automobiles, les prêts personnels, etc. » 

Il se peut que la vague de défauts ne survienne pas tout de suite, mais bientôt de nombreux travailleurs canadiens devront se serrer la ceinture. Déjà, il émerge des témoignages de détenteurs d’hypothèque qui craignent de devoir couper dans l’épicerie, selon le courtier hypothécaire torontois Ron Butler

Les répercussions se font sentir aussi chez les locataires. En effet, le coût accru des hypothèques pousse davantage de gens à abandonner l’idée de se loger en achetant, et à choisir plutôt de louer. Le transfert de la demande depuis le marché immobilier vers le marché locatif pousse donc les loyers vers le haut. Ainsi, le coût moyen des loyers canadien a augmenté de 9,5% sur une base annuelle en juin, atteignant 1885 dollars

Pendant ce temps, les gros investisseurs flairent l’occasion en or. Selon Christopher Alexander, président de ReMax Canada, la baisse du prix des maisons pourrait attirer les investisseurs institutionnels, qui ne sont pas dépendants du crédit et donc non affectés par la hausse des taux d’intérêt. Ainsi, nous risquons d’assister à une concentration des logements entre moins de  mains toujours plus grosses. En fait, il a déjà été rapporté que Blackstone, une société de gestion d’investissements, a amassé 50 milliards de dollars pour profiter du recul du marché résidentiel en achetant des propriétés au rabais, dont une partie sera certainement investie au Canada.

Déjà, la part des logements possédés par de grands investisseurs est passée de 0% en 1996 à 10% en 2020. Ces investisseurs ne voient les logements que comme autant de vaches à lait desquelles traire toujours plus de loyer. Ces parasites contribueront d’autant plus à rendre le logement inabordable pour les travailleurs. 

Récession?

Dans un contexte où les voyants tournent au rouge un peu partout dans le monde quant aux risques de récession, le déclin du secteur résidentiel canadien présente un risque particulièrement important. En effet, l’interminable bulle immobilière canadienne a poussé l’économie du pays à dépendre de façon malsaine sur ce secteur. 

Cela se voit notamment dans la proportion de l’investissement résidentiel par rapport au PIB, qui se trouvait à 8% au premier trimestre de 2022. Comme l’explique Better Dwelling : « Pendant la bulle immobilière aux États-Unis, les experts avertissaient que l’investissement résidentiel était devenu trop important. Les ménages détournaient l’argent de tout le reste pour le mettre dans le logement. Au pic de 2006, l’investissement résidentiel représentait un énorme… 6,7% du PIB. C’est un chiffre massif qui poussait les experts à tirer la sonnette d’alarme. La production économique du Canada est 20% plus dépendante du logement que celle des États-Unis au plus fort de la bulle. »

Selon le Financial Post, les conséquences du recul du marché résidentiel seront un véritable « carnage ». Plusieurs secteurs comme la construction et l’assurance dépendent partiellement du secteur résidentiel, et pourraient tomber comme des dominos.

Déjà, le rythme de la construction résidentielle semble présenter des premiers signes de ralentissement, même s’il reste vigoureux. Le cabinet de conseils en immobilier Urbanation estime à 10 000 le nombre de logements dont la construction sera retardée ou annulée cette année dans la région du Grand Toronto. Le mois de juin a vu son premier recul des investissements dans la construction résidentielle en neuf mois.

Ainsi, le Financial Post prévoit qu’au mieux, un refroidissement du secteur résidentiel vers la moyenne entraînerait une baisse de 1,4% du PIB réel et une hausse de 1,4% du chômage. Le danger que le secteur résidentiel entraîne le reste de l’économie canadienne dans une récession est bien réel. La SCHL juge probable que le Canada connaisse une croissance négative pour les deux premiers trimestres de l’année prochaine. Et comme lors de toute crise économique, les capitalistes et leurs gouvernements mettront le poids de cette crise sur les épaules des travailleurs, à coup de licenciements, baisses de salaires et coupes dans les services sociaux.

Baril de poudre

Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels soulignent que par les moyens qu’elle utilise pour surmonter les crises économiques, la bourgeoisie « prépare des crises plus générales et plus formidables et diminue les moyens de les prévenir ». La hausse du taux d’intérêt et ses répercussions constituent un bon exemple de ce phénomène.

Depuis le krach de 2008, le système capitaliste titube d’une crise à l’autre, se ressaisissant à chaque fois tout en créant davantage de problèmes en aval. Il est devenu accro à l’argent bon marché sous la forme de taux d’intérêt extrêmement bas et de création de monnaie – le fameux « assouplissement quantitatif ». Ce crédit bon marché a alimenté une bulle spéculative sur le marché du logement, comme expliqué. Une grande partie de l’économie canadienne vit sur de l’argent emprunté. Les dettes des ménages et des gouvernements canadiens atteignent des sommets historiques.

Cette frénésie monétaire a atteint son pic en 2020-2021 avec la crise de la COVID, lorsque les gouvernements à travers le monde ont injecté des sommes colossales dans l’économie pour prévenir un effondrement économique. 

L’augmentation fulgurante de la masse monétaire qui en a résulté ne s’est pas accompagnée d’une augmentation proportionnelle de l’activité économique. Autrement dit, pour chaque dollar créé, il n’y avait pas à l’autre bout un dollar de marchandise créé. Le résultat a été qu’à chaque dollar correspondait une valeur moindre – chaque dollar valait moins. La solution choisie a réussi à prévenir un effondrement économique, mais a créé un problème différent : l’inflation.

La classe dirigeante a ainsi à composer avec un nouveau problème, alors que l’augmentation rapide des prix rend les affaires plus instables et imprévisibles pour les capitalistes. Selon l’orthodoxie économique bourgeoise, l’inflation est un problème de « surchauffe » de l’activité économique, qui pousse les prix à la hausse. Une hausse des taux d’intérêt permet de « refroidir » l’économie en encourageant l’épargne et en décourageant la consommation, ce qui devrait théoriquement faire baisser la demande et donc réduire la pression sur les prix. 

Il reste à voir si la hausse des taux d’intérêt aura réellement pour effet de réduire l’inflation, et quand. Mais pour l’instant, elle est en train de créer d’autres problèmes, comme nous l’avons expliqué, et elle pourrait agir comme une allumette jetée dans le baril de poudre qu’est l’économie canadienne, avec ses niveaux élevés d’endettement, ses revenus stagnants, la hausse rapide du coût de la vie et la bulle immobilière. Certains craignent même qu’elle déclenche un scénario cauchemar de stagflation, si elle échoue à réduire l’inflation, mais réussi à ralentir l’activité économique. 

Mais pour la classe dirigeante, le danger n’est pas simplement économique. Il est avant tout politique. Toute la situation ne tient qu’à un fil. Un échec à maîtriser l’inflation, un ralentissement du marché immobilier ou pire, un éclatement de la bulle immobilière, pourraient tous être le déclencheur d’une vague de luttes politiques de masse contre les capitalistes et leur système. Nous observons déjà comment l’inflation pousse les travailleurs à la lutte dans un pays après l’autre, comme au Royaume-Uni avec une vague de grèves, ou au Sri Lanka, où le gouvernement a été évincé par un soulèvement de masse.

La classe dirigeante canadienne tremble certainement devant ces développements et se demande quand son heure viendra. Chaque développement dans la crise économique grandissante rapproche le moment où la crise politique va éclater. Pour les révolutionnaires, ces faits nous invitent à nous préparer pour les batailles qui surviendront inévitablement.